La laitière de Vermeer sur un pot de yaourt, les publicités pour les fromages industriels en recherche de légitimité, les vieilles marques de vin de table, les pains dits à l’ancienne, les vaches dans les prés, les poulets qui picorent, mettent en scène « l’âge d’or d’une paysannerie qui n’a plus cours, la campagne verte, la richesse de « nos » terres, la ruralité, la famille, l’enfance, la transmission, l’enracinement, l’attachement à des recettes ou des procédés ancestraux, et le patrimoine culturel. »
Beaucoup de nos contemporains, qui n’ont plus le temps disent-ils, ou qui ne le prennent plus, consomment des images pour se rassurer de leur angoisse face à la mondialisation, l’uniformisation, l’industrialisation.
Comme le note Etienne Klein : « Notre façon de confondre temps et vitesse en dit long sur notre rapport à la modernité »
« Le temps n’accélère pas. Il est indifférent à nos agitations : une heure dure une heure, que nous la passions à jouer aux boules ou à souffrir mille morts. Le cours du temps ne dépend en rien de notre emploi du temps, ni même de notre perception du temps : ce qui s’écoule dans le temps n’est pas la même chose que le temps même. Mais, par un effet de contagion entre contenant et contenu, nous sommes portés à attribuer aux temps les caractéristiques des processus qui s’y déroulent. C’est ainsi que la vitesse est une sorte de doublure métaphysique du temps : lorsque nous disons que le temps passe plus vite, nous imaginons un quelque chose qui coule à vitesse croissante. »
Alors c’est la course au prêt à manger, aseptisé, operculé, fabriqué avec du minerai rapidement élaboré, j’ose écrire élevé, poussé, boosté, car le temps c’est de l’argent, avec DLC, gaspillage, déchets, obésité, cul posé face à la télé ou vite fait mangé debout dans la rue…
Dans le même temps, les médias nous saturent de gastronomie, de belles recettes, de chefs de cuisine stars, de grands vins, d’inscription au patrimoine immatériel de l’humanité de nos beaux terroirs, de nos incomparables produits alors que le fameux peuple, cher à nos philosophes de comptoir, toutes classes sociales confondues, pousse le caddie à toute berzingue dans les temples modernes de la distribution. Les uns par pure nécessité économique, d’autres pour se payer voyages ou le dernier miracle de la technologie, d’autres encore par insouciance, désintérêt pour ce qui n’est, selon eux, après tout que se nourrir pour vivre.
Bien sûr, il existe des résistants, trop souvent éparpillés ou réfugiés dans leur petite chapelle, trop libertaires disent-ils, un poil libertariens, révolutionnaires en chaise longue, cosignataires de pétition ou de tribunes dans une presse moribonde, auteurs de films pour les seuls disciples, amateurs de buzz sur les réseaux sociaux, chacun pour sa peau comme nous disions sur nos cours de récréation.
Ne pourrions-nous pas, un instant, un bref instant, nous poser pour échanger, nous écouter, nous entendre sans pour autant verser dans une unanimité béate, afin de redonner du sens à un acte essentiel : nous nourrir.
Klein nous prévient, ce n’est pas simple, car « Il y a de fortes inégalités dans notre rapport au temps. Autrefois, dans les villages, il y avait un rythme collectif assez synchrone. Mais aujourd’hui, chacun peut individualiser son rapport au temps. Du coup, nous ne sommes plus vraiment ensemble. Cela rend plus difficile la création et l’entretien d’un lien social authentique. D’autant que beaucoup de nos concitoyens souffrent de se sentir hors du flux, de ne pas vivre avec la même intensité que les autres. »
Création et entretien d’un lien social authentique en voilà une belle ambition commune. Je n’ai pas écrit collective car c’est un gros mot.
Alors je pose au beau milieu de notre agora virtuelle un beau sujet de réflexion à ceux qui tentent ou disent qu’ils veulent, souhaitent, changer le cours des évènements.
Au commencement était le ferment.
Comme l’écrit Marie-Claire Frédéric :
« Le produit fermenté est nécessaire à la vie, il a même parfois sauvé des vies, et il est considéré comme bon pour la santé autant que bon au goût. Le produit fermenté a une dimension symbolique qui transcende celle de la simple qualité nutritionnelle ou gastronomique. Le produit fermenté est purement local et autochtone, et sa fabrication ne peut pas être délocalisée sous peine de perdre ses caractéristiques. Le produit fermenté est enfin considéré par les gens du pays comme étant lié à leur histoire. C’est un emblème de la communauté, il fait partie de la culture. On s’identifie à lui. Le fermenté en tant que marqueur identitaire pourrait diviser les hommes. En fait, il les relie, les unit même. Car, comme la cuisine, la fermentation nous définit comme humains. »
Et l’on revient au temps passé dans l’espace-temps invariant :
« Le temps est un véritable ingrédient. Il permet le processus de fermentation, et fixe le but, surtout lorsque ce but est la longue conservation du produit. Le lait, qui à l’état frais ne va pas se conserver plus de vingt-quatre ou quarante-huit heures, à une longévité de plusieurs années, lorsqu’il est transformé en fromage. On peut dire la même chose de bien d’autres aliments fermentés. Non seulement l’élaboration, mais aussi la maturation et l’affinage de ces produits s’inscrit dans le temps. C’est un processus à la fois long et dynamique que l’on ne peut raccourcir, sous peine de le voir échouer ou perdre de la richesse sensorielle du produit. Le temps qui, d’habitude, conduit à la putréfaction et à la mort, dans ce cas précis, sert au contraire à la prolongation de la vie. Le temps ne mène plus à la vieillesse et à la destruction, mais à la maturation qui, dans tous les cas, améliore l’aliment. Ma fermentation est aussi une manière de rendre acceptable l’inacceptable : le vieillissement ; et de réconcilier l’homme avec sa plus grande terreur : le temps qui passe. »