À ce moment précis, je pense au voisin du Priorat, je crois l’entendre chanter. “Segur que tomba, tomba, tomba, Ben corcada deu ser ja…”. Je pense à cette chapelle de rien perchée au-dessus de Porrera, son village de cœur, là où il est parti replanter la vigne de ses ancêtres, conquérant de la mémoire perdue, gonflé d’un orgueil de sang et d’or. “Sûr qu'il tombe, tombe, tombe, Et nous pourrons nous délivrer”.
Je pense à cet autre vigneron venu du trou du cul du monde, “d’un canton oublié de ses habitants eux-mêmes”, de ce bout de Galice dont l’accent chuinte déjà le Portugais. Je pense à lui, la semaine dernière à Monvinic, parlant les yeux humides de ses vins d’albarello “qui ne sont pas sublimes” mais qui racontent sa terre et sa mère, ses vins pour lesquels il a soigneusement évité d’écouter les conseils avisés des “Maîtres” qui projetaient sûrement de les faire mourir dans des cercueils de chêne.
Je pense aussi à la cheminée du Dj chartreux de Gratallops, aux seigneurs de Jerez riches d’une grâce exotique, à la Señorita López de Heredia dont les blancs sont un mystère classique, au pirate médoquin de Cadaquès qui veut bouter l’Américain hors de la péninsule, à César qui fait marcher le vin au pas, au “flayingue ouayeneméqueure” qui évangélise, à Pep le Catalan à l’envers, aux coupeurs andalous dont le travail, humble mais exact, vaut tellement plus que le mépris qu’on leur donne, à Sergi, à Raül, à El Cuñado et à Isabelle qui sait tant, à Marc, Sara, Flequi et Malena, à Josep qui ne s’impatiente jamais, à Ramiro, au Catalan bourguignon, à l’Escocés volante et même à la jolie petite Presen, si appliquée.
Si je pense à tous ces gens qui sont chacun un petit morceau du vin d’Espagne, à eux et à tant d’autres, c’est parce qu’à ce moment précis, par-delà leurs différences et leurs contradictions, ils ne méritent pas ça. Ils ne méritent pas cette sale histoire, ce Watergate du vin sur lequel nous avons commencé il y a un mois, ici même, à lever le voile.
Pour ceux – rares semble-t-il – qui auraient raté les épisodes précédents, de quoi s’agit-il? Nous est tombé du Ciel (la majuscule est importante car il ne s’agit pas là d’une Espagne dévergondée qui ne croit plus en rien…) un email expédié le 4 octobre 2011 (19h39) à 75 adresses (parfois redondantes) d’entreprises vinicoles de la région de Jumilla, Yecla, Murcia et Cie. Ainsi débuta, sur le blog du père Berthomeau, le Jumillagate, fondé sur la première preuve écrite d’un système soupçonné mais jamais avéré link.
Évidemment, les sourcilleux diront que nous avons, que j’ai commis l’erreur, moi, Vincent Pousson, de pousser ce respectable haut commis de l’État jouissant d’une vue imprenable sur le monde agricole qu’est le Taulier à divulguer ce courrier (“privé”, a-t-on dit dans un premier temps, puis, ont-ils dit, se ravisant, “falsifié”…) qui, avec une certaine fraîcheur, tarifait clairement les (éventuelles) amours à géométrie variable de l’envoyé très spécial d’un grand Guide (là, la majuscule pose problème) américain et surtout de son lazarillo chilien, miraculeusement porté au firmament de l’érudition pinardière par une institution londonienne qui récemment en perdit la voix.
Las, une Éminence du Vin d’Espagne (trois majuscules méritées), Victor de la Serna, a confirmé que nous ne souffrions pas de problèmes ophtalmologiques et que les documents que nous avions en main n’étaient en aucun cas des vues de l’esprit — qualité, l’esprit, visiblement épargnée aux protagonistes de cette farce. Versant nord des Pyrénées, Michel Bettane s’est même permis de délaisser une langue qu’il fréquente si bien pour qualifier en anglais “d’idiots” ceux qui payaient pour être jugés tout en portant un regard intrigué sur un autre envoyé spécial du Guide mais en évitant en revanche d’utiliser un épithète pour le Guide lui-même link.
Donc, par malheur, les embarras se sont enchaînés. Ce que l’on tenta de mettre sur le compte de propos d’après-boire, de franchouillardises revanchardes, de rumeurs colportées par des fantômes du Web, des trolls, prenait du corps — un peu comme ces vins élégants mais faussement “fluets ”dont les rustres, comme dirait Monsieur le père d’Alix de M, ne perçoivent pas nécessairement la dimension au premier abord. Oui, pour en revenir à ce dossier pourri, d’après les informations patiemment collectées, recoupées par l’opiniâtre Jim Budd, éminent membre du Club des 5 link , les nouveaux accès des bodegueros de la Péninsule Ibérique au grand Guide seraient mis en coupe réglée par le julot sud-américain, qui, à en croire la chronique, lui non plus n’a pas changé
Jim, le bulldog à chemises fleuries, comme nous plus amoureux du vin que de l’argent mais soucieux de l’avenir des gens qui le produisent, épaulé par le correspondant d’Associated Press, Harold Heckle, vient même d’en remettre un couche, qui prouverait, par des retranscriptions circonstanciées d’échanges épistolaires, l’existence d’un système généralisé de pay-to-play en Espagne, enfin plutôt de pay-for-Jay ou no-pay-no-Jay link. Tout cela, avec moult détails, est parfaitement récapitulé par Hervé Lalau, autre membre des 5 du vin link.
Alors, depuis hier, (et d’autant mieux que c’est écrit en anglais), la machine s’emballe à nouveau, les langues se délient, le mundillo du vin bouillonne. Un excellent wine writer britannique y voit même l’aboutissement d’une tragédie grecque link . Tragédie, bof… Pour tout vous dire, nous, en France (et pas qu’en France!), les déboires du Guide, on s’en tape un peu. Certes, je l’avoue, un gros ouvrage bordeaux portant le nom d’une célèbre vis (merci, cher François de L…) a un temps encombré les rayons de ma bibliothèque. C’était il y a si longtemps, à une époque où même Bernard Tapie se prenait pour un crooner! Ce pavé, compagnon boutonneux de nos premiers émois vinicoles, adolescents et acnéiques, nous fit croire quelques années que nous étions plus finauds que nos pères; que voulez-vous, c’était l’âge tendre, ne comprenant pas grand-chose au vin, nous crûmes voir la lumière.
Puis, chemin faisant, les uns après les autres, nous nous rendîmes compte qu’en matière de vin comme ailleurs, il fallait apprendre à penser par soi-même. Heureuse découverte qui tout en nous faisant faire des économies nous a permis de détourner nos bouches des épuisantes “pipes à Pinocchio” et autres pâtes de fruits glycérinées à l'américaine, bref, de la mode des années 80. Plus de Bible, plus de Guide, nous nous jetâmes dans le grand bain, ne mesurant plus notre plaisir à l’aide d’un pied à coulisse, fût-il gradué de 0 à 100. Non pas que la critique vineuse soit sans intérêt (cette fois-ci, je prends garde à ne pas jeter le bébé et l’eau du bain, sinon David Cobbold va à nouveau me tomber dessus comme la vérole sur le bas-clergé), mais le diktat du “bon goût”, le culte d’une prétendue perfection finissent toujours par sombrer dans l’ennui. C’est l’artificialité du système de notation, pseudo-scientifique, qui confine au ridicule: vous, vous donnez quelle note, sur 100, à Mozart, Paganini, Bach, Satie ou Malher? À Picasso, Michel-Ange, Dürer, Velázquez, Goya ou Soulages? Ou aux femmes que vous avez aimé, histoire de nous vautrer nous aussi dans la vulgarité qu’a induite cette échelle de mesure factice?
Donc, désolé, nous n’avons aucun compte à régler avec le Guide; ses recommandations bodybuildées, concentrées (qui nous semblent aujourd’hui aussi vintage que les pattes d’éph’ de Mike Brant), furent notre laborieuse Méthode Rose du rouge, comme elle le sont encore un peu parfois pour tous ceux, innocents ou paresseux, qui pensent faire leurs premiers pas dans le vin en y entrant par la grande porte. Par bonheur, nous avons couru et laissé depuis bien longtemps ce vieux Monde derrière nous.
“Segur que tomba, tomba, tomba, Ben corcada deu ser ja…”