Non je vous assure je n’ai ni abusé avec mes amis de Bourgogne Live de l’aligoté de Bouzeron, ni sifflé une ligne de Kir en galante compagnie, ni trop honoré « l’Ouvrée des Dames » 2005 de Joseph Drouhin, mais tout simplement lu « Le Père Noël supplicié » de Claude Lévi-Strauss, texte d’abord publié dans la revue Les Temps Modernes (N° de mars 1952, pp. 1572-1590) et qui a été réédité aux éditions Sables en 1996.
C’est sur ce fait divers étonnant relaté dans le n° de France Soir du 24 décembre 1951 sur que le grand ethnologue va appliquer son analyse. Cette étrange cérémonie a un peu plus que mon âge et elle marque bien la distance qui nous sépare du début des années 50.
« Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le parvis. Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. On lui reproche surtout de s’être introduit dans toutes les écoles publiques d’où la crèche est scrupuleusement bannie.
Dimanche à trois heures de l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d’innocents d’une faute dont s’étaient rendus coupables ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée.
À l’issue de l’exécution, un communiqué a été publié dont voici l’essentiel :
"Représentant tous les foyers chrétiens de la paroisse désireux de lutter contre le mensonge, 250 enfants, groupés devant la porte principale de la cathédrale de Dijon, ont brûlé le Père Noël.
Il ne s’agissait pas d’une attraction, mais d’un geste symbolique. Le Père Noël a été sacrifié en holocauste. À la vérité, le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation. Que d’autres disent et écrivent ce qu’ils veulent et fassent du Père Noël le contrepoids du Père Fouettard.
Pour nous, chrétiens, la fête de Noël doit rester la fête anniversaire de la naissance du Sauveur."
L’exécution du Père Noël sur le parvis de la cathédrale a été diversement appréciée par la population et a provoqué de vifs commentaires même chez les catholiques.
D’ailleurs, cette manifestation intempestive risque d’avoir des suites imprévues par ses organisateurs.
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L’affaire partage la ville en deux camps.
Dijon attend la résurrection du Père Noël assassiné hier sur le parvis de la cathédrale. Il ressuscitera ce soir, à dix-huit heures, à l’Hôtel de Ville. Un communiqué officiel a annoncé, en effet, qu’il convoquait comme chaque année les enfants de Dijon place de la Libération et qu’il leur parlerait du haut des toits de l’Hôtel de Ville où il circulera sous les feux des projecteurs.
Le chanoine Kir, député-maire de Dijon, se serait abstenu de prendre parti dans cette délicate affaire. »
Chiara Frugoni le rappelle dans son livre le Père Noël est le dernier avatar de saint Nicolas. « Au Moyen Âge, en Flandre, en Lorraine et aux Pays-Bas, pour la fête de Saint Nicolas, le 6 décembre, un enfant affublé d’une barbe blanche et revêtu d’un habit d’évêque, distribuait de maison en maison des cadeaux aux enfants sages, tandis que le Père Fouettard, une baguette à la main, menaçait de punir ceux qui avaient été désobéissant. Le nom néerlandais, Sinter Klass, fut importé en Amérique par les émigrés originaires des Pays-Bas, et il devint Santa Claus. Le Père Noël est un « reste » de saint Nicolas, ou plutôt d’un saint Nicolas tel qu’il était encore avant que la réclame de Coca-Cola, en l’habillant d’une casaque et d’un pantalon rouge (et non plus vêtu de l’habit long d’un évêque) ne le transforme en en bonhomme rond et rieur, conforme à une certaine image des Américains. »
Le Père Noël et « les festivités qui accompagnent son invocation ne sont pas une invention récente, mais plutôt une réadaptation. Que ce soient le gui, les cadeaux, le sapin, les papiers-cadeaux même, tout revient de pratiques passées et restaurées dans lesquelles Saint Nicolas, Halloween, le Père Fouettard, le Père Noël et d’autres encore alternent les rôles et s’opposent depuis des dizaines de siècles. Ainsi, selon Lévi-Strauss :
Il est révélateur que les pays latins et catholiques, jusqu’au siècle dernier, aient mis l’accent sur la Saint Nicolas, c’est-à-dire sur la forme la plus mesurée de la relation, tandis que les pays anglo-saxons la dédoublent volontiers en ses deux formes extrêmes et antithétiques de Halloween où les enfants jouent les morts pour se faire exacteurs des adultes, et de Christmas où les adultes comblent les enfants pour exalter leur vitalité. »
Reste plus à notre flamand exilé de service, dernier dépositaire de Sinter Klass, de nous faire, soit le coup de se parer dans la longue robe de l’évêque, soit de se fourrer dans le pantalon rouge du Père Noël. Nous attendons avec sérénité la photo des deux faces de notre Léon à qui nous promettons que, quelle que soit son éventuelle provocation, de lui épargner la fureur du clergé de Dijon si la moutarde lui montait soudain au nez...