Votre Taulier est fou de livres, il en entame trois et les lit au lit, en alternance bien sûr. Achat d’impulsion, boulimie papetière, addiction à l’impression, je les chéris mes petits même s’ils sont gros ou minces. Alors, recevoir par la Poste un livre, dont on guettait la sortie, c’est l’extrême excitation. Dans une interview à la Revue XXI en aout 2012 Jean-Paul Kauffmann m’avait mis l’eau à la bouche avec ses « conjurateurs » rencontrés en remontant la Marne. Il déclarait « j’ai toujours aimé l’entre-deux. Tous les mondes que j’ai visités étaient flottants, situés à la limite.»
Je guettais février et puis « Remonter la Marne » est arrivé dans ma boîte avec une dédicace qui est allée droit à mon cœur de chroniqueur compulsif. J’avais déjà 3 gros livres en chantier mais mon impatience a triomphé : j’ai mis mes pas dans les pas de JPK qui remonte la Marne vers sa source, le village de Balesmes sur le Plateau de Langres, à pied, sac au dos : 30 kg, sans horaires, quelques cartes, une boussole, « des livres et des cigares logés dans un étui en cuir »
Le Taulier s’est jeté dans le livre assis dans un café bruyant et snob face à un Irish Coffee et un millefeuille. Arrivé à la page 49 alors que JPK venait de siffler, dans la cuisine du premier paysan rencontré depuis Paris, un verre de riesling (peut-être plus puisque Jean-Paul évoque une bouteille ouverte), n’y tenant plus il a décidé de chroniquer pour vous donner envie d’acquérir « Remonter la Marne » chez Fayard 19,50€.
- Pourquoi la Marne, Jean-Paul Kauffmann ?
« Il y a chez moi un fort tropisme de l’Est, un Drang nach Osten au demeurant très pacifique, dû sans doute à mes origines alsaciennes. Il suffit que je prenne l’autoroute A4 pour ressentir aussitôt cet appel mystérieux. Du côté de Sainte-Menehould, en Argonne, mon rythme cardiaque s’accélère, je vire à l’euphorie.»
- Mais une fois encore, JPK, pourquoi remonter cette rivière ? Je sais, je vous titille car vous n’y allez pas par 4 chemins vous titrez : « La Marne, déni français.
Tout est fait pour la déconsidérer. Le souvenir frivole des guinguettes et des canotiers contribue à la dévaluer. La seule fois dans son histoire où elle acquiert la notoriété, c’est de façon illégitime. »
- Et la fameuse bataille de la Marne avec les taxis de Gallieni Jean-Paul ? Les 600 taxis n’ont pas fait basculer la bataille mais ont remonté le moral des troupes et impressionnés l’état-major allemand…
« Engagée le 6 septembre 1914, terminée le 9 septembre au soir, elle a stoppée le mouvement tournant des armées allemandes sur le point d’envelopper Paris » Oui mais l’affrontement n’a pas eu lieu sur la Marne, mais sur l’Ourcq, la Grand et le Petit Morin. C’est Joffre, le vainqueur, qui dit que le nom a été donné après coup « par le haut commandement ; cela a paru le meilleur moyen de synthétiser la bataille »
- « Notre mémoire tourne le dos à la Marne. Cette rivière, elle ne veut pas en entendre parler. Trop de mauvais souvenirs dans le « roman national » dites-vous.
Je n’aime pas cette expression. La Marne n’est pas un chapitre de roman. C’est un nerf. Quand on le touche, le pays se révèle à cran. Trop proche de la tête, Paris. Cette rivière si sensible est censée protéger la capitale. Elle doit résister aux excitations extérieures et aux tensions intérieures. Notre équilibre mental a longtemps reposé sur elle. »
Fernand Braudel dans l’Identité de la France « C’est là qu’il faut attaquer la maison française avec une chance d’en enfoncer la porte. »
- Je vous suis complètement sur ce qui suit JPK
« Qu’est-elle devenue cette chère maison ?
Au pire, une bicoque.
Au mieux, un grand ensemble dont nous occupons un étage ou un palier avec, reprochent certains des murs trop peu épais. »
- Pour les petites louves et les petits loups qui ignorent qu’avant les lasagnes de Findus, les Prussiens ont obligé les parisiens à manger du cheval et quelques rats, un petit rappel stratégique :
« Une fois enfoncée la porte à Vitry-le-François, il suffit à l’envahisseur de suivre le cours de la rivière. Un boulevard à perte de vue. Tout droit jusqu’à Paris. On peut couper ls méandres : c’est fini, la France est cuite. Mais l’ennemi n’a pas vu le piège. La Marne, c’est la rivière du retournement. Une leçon aussi pour les temps présents. »
- Dites-nous le fond de votre pensée Jean-Paul ! « Remonter la Rivière. Retourner en arrière, repasser le vieux film, velléité d’aller vers l’origine comme on se remémore sa vie passée… »
« Une façon de procéder à un inventaire personnel du pays où je suis né. Je me sens parfois intoxiqué par la France. En état de dépendance psychique et physique. Je subis l’influence de so histoire telle que l’on me l’a inculquée, de sa littérature, de sa langue, de ses églises, de ses paysages. Cet ensemble d’affects et de souvenirs ne cessent de me poursuivre »
« Ce n’est pas la France que je vais explorer, mais un de ses fragments ou plutôt un extrait comme on dit d’un passage d’un livre, de morceaux choisis. Ou d’un parfum. »
- JPK pour les petites louves et les petits loups nuls en géo
« La Seine est une arnaqueuse. Et la Marne, qui fidèlement la pourvoit, sa dupe depuis deux mille ans. »
Seine depuis sa source : 410km
Marne depuis sa source : 525 km
« Normalement, c’est la Marne qui devrait traverser Paris et se précipiter dans la Marne. Incontestablement, la Marne est un fleuve. »
- Maintenant Jean-Paul je vous suis :
L’ile d’Amour. La Grenouillère où fut tourné Le Gitan de José Giovanni avec Alain Delon « est en deuil. L’établissement a fermé ses portes. Il ne ressuscitera plus… derrière commence la rue Raymond Radiguet, natif de Saint-Maur… auteur du Diable au corps… les deux amants se retrouvaient dans une barque dissimulée parmi les haute herbes et le jeune amant « jonchait de baisers » sa maîtresse.
« Île Pissevinaigre. Le nom tire son origine d’un petit vin au goût aigrelet qu’on y produisait. Ce vin, dit guinguet, a donné naissance au mot guinguette. »
« Île des Gords »
« Champigny, le nom vient de champagne, l’un des mots les plus intrigants, selon moi de la langue française. Il désigne à l’origine une plaine crayeuse ou calcaire – le contraire de bocage. Depuis deux siècles, le vin effervescent règne despotiquement sur ce nom et empêche d’apprécier la richesse de ce substantif qui dérive de campagne. Une champagne recèle souvent un vignoble, mais ce n’est pas la règle.
Note du Taulier né dans un bocage aux terres lourdes et glaiseuses qu’il fallait amender : marner quoi !
De Chennevières à Champigny s’étendait un paysage de vignes jusqu’au début du XXe siècle. Un quartier de Champigny se nomme « Les Coteaux ». Sans ce vignoble, pas de vin guinguet, ni de guinguettes, ni de bals musettes. »
L’île du Martin-Pêcheur…
Gournay-sur-Marne : la « Marne sauvage » à 15 km à vol d’oiseau de ND de Paris. Corot, Cézanne, Picasso ou Derain…« Cette vision champêtre a attiré aussi les classes populaires de la capitale pour qui la mer était un luxe inaccessible. »
Le Barrage de Joinville « l’odeur de l’eau »
Sous le Pont de Joinville « Alors, comme ça, tu remontes la Marne ? Qu’est-ce que tu cherches ? Le sac de nœuds ? »
La territorialité. J’y serai confronté, durant ce voyage. Défendre et délimiter son espace particulier contre la menace d’autrui – réelle ou supposée. »
Note du Taulier : à mon arrivé à Paris en 1976 j’ai entrepris un dimanche matin d’explorer le chemin de fer de la Petite Ceinture en y entrant par la Place de Rungis dans le XIIIe et dans les tunnels j’y avais croisé la même hostilité de ceux qui y étaient installés.
Nogent, « la ville du Petit Vin Blanc » comme l’indique un panneau.
L’amie plasticienne, Jeanne, qui vit sur une île avec Félix « son homme à tout faire, intendant, cuisinier, jardinier, passeur. Un ancien batelier à la dérive, ex-délinquant… Impénétrable et pachydermique… « Il me fait penser à Vautrin, le forçat de La Comédie Humaine »
- Ainsi tu vas découvrir la France cantonale. La belle affaire ! »
Gournay, le « Deauville parisien », « je vois le bout de la banlieue. Elle n’a pas disparu, mais, depuis Neuilly-sur-Marne, la nature, sans reprendre tout à fait ses droits, se manifeste de plus en plus hardiment. »
A l’Assiette Gournaysienne, là où Jean Dutourd a écrit Au bon Beurre, sur la terrasse à l’ombre des marronniers. La Marne coule en contrebas « Félix a pratiquement sifflé à lui seul la bouteille de Bordeaux. J’en commande une seconde qu’il attaque avec allant, sans paraître ivre le moins du monde. Dans quel état va-t-il regagner l’île aux loups ? »
Note du Taulier : Comme c’est à la barre de sa barque à moteur la police fluviale ne devrait pas l’inquiéter vu qu’elle ne doit pas traîner sur la marne à cette heure tardive… est-elle pourvue d’éthylotest ?
Lagny-sur Marne, Dampmart… « La campagne ou plutôt la nature reprend ses droits. Apparaît le moment où l’on peut attester que la ville a cessé d’être. »
« Il n’y a pas vraiment de ligne de démarcation »
A Dampmart « une transition radicale s’ébauche avec mon premier champ de colza. »
A la ville il est signifié que la course-poursuite est terminée. Non seulement elle ne peut aller plus loin, mais elle doit reculer »
« La Marne est désincarcérée de sa chape urbaine. Enfin seuls. »
Bien sûr je continue la remontée de la Marne avec Jean-Paul Kauffmann, à bientôt donc sur ses lignes et sur les miennes lorsque j’aurai croisé l’un de ses « conjurateurs »