Dimanche dernier, après avoir battu la semelle au marché, j’étais en voie de congélation – les bons esprits ajouteront sans doute que ce n’est qu’une projection de ma pente naturelle – lorsque de retour rue Daguerre pour acheter de la viande pour déjeuner je fus pris soudain d’une envie irrépressible de pot-au-feu. Le problème c’était qu’il était déjà très tard et qu’un pot-au-feu ne supporte pas la précipitation, il lui faut du temps. Alors, j’ai fait un pot-au-feu rentré ce qui est un supplice abominable, genre tantale, car dans ma tête, mobilisant tous mes sens, je l’ai confectionné dix fois ce fichu pot-au-feu. Pour conjurer le sort qui a fait tomber sur nous le mou du redoux je me suis dit qu’il me fallait une thérapie et chez moi, vous le savez, c’est le clavier.
En effet, le pot-au-feu c’est d’abord le plaisir de le composer, de choisir ce que l’on appelait de mon temps les bas-morceaux, c’est un patchwork qu’énumère Hugo Desnoyer dans l’une de ses 8 recettes fondamentales pour les amoureux de la viande. Je vous les énumère, tout en soulignant que pour ma part, le pot-au-feu c’est du bœuf et rien que du bœuf. Si je suis ainsi c’est la faute de mon père qui, à chaque fois que Ratier le boucher – le camionneur marchand de charbon se dénommait Lebœuf – achetait un bœuf gras au pépé Louis il gratifiait mon père, grand-amateur de pot-au-feu avec une prédilection pour la queue de bœuf, de tous les morceaux ad-hoc. Donc, contrairement à maître Desnoyer point de veau dans notre pot-au-feu. Du pur bœuf !
- Paleron de bœuf
- Gîte de bœuf
- Carotte de bœuf
- Plat de côte
- Macreuse
- Basse côte
- Jarret de veau
- Joue de bœuf
- Queue de bœuf
- Crosse de veau
- Crosse de bœuf
- Os à moelle
Du côté des légumes je suis aussi puriste : carottes, navets des 2 couleurs violet et jaune, poireaux, oignons piqués de clou de girofle et surtout pas de pommes de terre.
Hugo Desnoyer dans le livre Un boucher tendre et saignant avec François Simon chez Assouline conseille avec son pot-au-feu : un Pinot Noir, Le Chant des Oiseaux de Bruno Schueller 2006
J’aurais pu en rester là mais j’adore aussi fouiner dans les vieux livres pour tirer de la naphtaline des vieux textes et, comme de bien entendu, je suis tombé nez à nez sur le Pot-au-feu de Dodin-Bouffant de Marcel Rouff La Vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet, Société littéraire de France, 1920
« Il arriva enfin, ce redoutable pot-au-feu, honni, méprisé, insulte au prince et à toute la gastronomie, le pot-au-feu Dodin-Bouffant, prodigieusement imposant, porté par Adèle sur un immense plat long et que le cordon-bleu tenait si haut au bout de ses bras tendus que les convives, anxieux, n’en aperçurent rien tout d’abord. Mais quand il fut posé avec effort et précaution sur la table, il y eut plusieurs minutes de réel ahurissement. Le retour au sang-froid de chacun des convives se manifesta suivant des réactions et des rythmes personnels. Rabaz et Margot, mentalement, se morigénaient d’avoir douté du Maître ; Trifouille était pris d’un saisissement panique devant tant de génie ; Beaubois tremblait d’émotion ; quant au prince d’Eurasie, son sentiment oscillait entre le noble désir de faire duc Dodin-Bouffant, comme Napoléon voulait faire duc Corneille, une envie furieuse de proposer au gastronome la moitié de sa fortune et de son trône pour qu’il consentit à prendre la direction de ses fêtes, l’énervement de recevoir une leçon qui était cette fois parfaitement limpide, et la hâte d’entamer la merveille qui étalait devant lui ses promesses et ses enivrements.
Le pot-au-feu proprement dit, légèrement frotté de salpêtre et passé au sel, était coupé en tranches et la chair en était si fine que le bouche à l’avance la devinait délicieusement brisante et friable. Le parfum qui en émanait était fait non seulement de suc de bœuf fumant comme un encens, mais de l’odeur énergique de l’estragon dont il était imprégné et de quelques cubes, peu nombreux, d’ailleurs, de lard transparent immaculé, dont il était piqué. Le tranches assez épaisses et dont les lèvres pressentaient la velouté, s’appuyaient mollement sur un oreiller fait d’un large rond de saucisson, haché gros, où le porc était escorté de la chair plus fine du veau, d’herbes de thym et de cerfeuil hachés. Mais cette délicate charcuterie cuite dans le même bouillon que le bœuf, était elle-même soutenue par une ample découpade, à même les filets et les ailes, de blanc de poularde, bouillie en son jus avec un jarret de veau, flottée de menthe et de serpolet. Et pour étayer cette triple et magique superposition, on avait glissé audacieusement derrière la chair blanche de la volaille, nourrie uniquement de pain trempée de lait, le gras et robuste appui d’une confortable couche de foie d’oie frais simplement cuit au chambertin. L’ordonnance reprenait ensuite avec la même alternance, formant des parts nettement marqués chacune, par un enveloppement de légumes assortis cuits dans le bouillon et passés au beurre ; chaque convive devait puiser d’un coup entre la fourchette et la cuiller le quadruple enchantement qui lui était dévolu, puis le transporter dans son assiette.
Subtilement, Dodin avait réservé au Chambertin l’honneur d’escorter ce plat délite. Un vin uni aurait juré avec quelqu’une des parties qui le composaient ; le Chambolle nuancé, complexe et complet, recelait dans son sang d’or rose assez de ressources pour que le palais y pût trouver à temps, suivant la chair dont il s’imprégnait, le ton nécessaire, la note indispensable… »
Sans prendre de gants, le pot-au-feu de Dodin-Bouffant me reste sur l’estomac avant même d’avoir imaginé composer un tel amas. Autre temps, autre goûts, mais que c’est loin de la vérité de la viande de ces morceaux de bœuf maintenant négligés par les consommateurs. Dans mon pot-au-feu total bœuf c’est ce qui m’excite, m’attire, m’enchante, m’emplit de bien-être c’est la diversité des fibres, la variété de la palette des sucs, des couleurs, des saveurs de ces morceaux issus des membres comme le gite ou la crosse, de là où l’on enjuguait les bœufs : le collier, de l’accroche des membres antérieurs : la macreuse et le paleron, des côtes : le plat et les basses et bien sûr ces parties extrêmes que sont les joues et la queue… Le bœuf ne se résume pas aux 4 classiques : Faux-filet, Entrecôte, Rumsteak, Bavette d’aloyau… il recèle des morceaux qui sont des délices sans demander une préparation sophistiquée. Quoi de plus simple que la préparation d’un pot-au-feu ? Le temps est essentiellement un temps de cuisson, surtout pas d’autocuiseur ! Et puis, reste l’art d’accommoder les restes : un hachis Parmentier fait avec de belles Bintje dodues et surtout la viande du plat de côtes.
Pour le boire j’ai choisi, pour mon pot-au-feu rentré, un Irancy 2010 Viti Vini Vinci acheté à la Cave des Papilles rue Daguerre en revenant de la boucherie où je m’étais contenté de prendre du foie de veau qui, avec un gratin de macaronis, fut le plat de ce dimanche d’hiver. Pour le pot-au-feu 100% bœuf j’attends la prochaine vague de froid !