Dans notre bocage vendéen nous les appelions les mesles, et en cela nous donnions sans le savoir leur nom en vieux français aux nèfles. Dans le Morvan c’était « cul de chien » ou « cul de singe ». Au Bourg-Pailler, il y avait un néflier tout près du poulailler et la grosse plaisanterie à deux balles était d’en proposer aux gars et aux filles de la ville qui venaient passer des vacances à la cambrousse. L’horreur absolue, la bouche et la langue viraient au carton bouilli car la nèfle a la particularité de ne pas être consommable à maturité, car elle est trop dure et trop acerbe, à cause de la richesse en tanins de sa pulpe.
Pour consommer une nèfle il faut attendre qu’elle soit blette, toute molle, marronnasse. Pour ce faire il faut cueillir les fruits à complète maturité, en général après les premières gelées, et les disposer sur un lit de paille dans un cellier frais et sombre pendant une quinzaine de jours. Les nèfles fermentent ce qui modifie la composition chimique de la pulpe. Le fruit blet est sucré mais ne contient pas de saccharose, mais uniquement du dextrose et du lévulose (sucre inverti). Le blettissement génère aussi un peu d’alcool et un goût vineux. Attention les 5 noyaux des nèfles sont impropres à la consommation car ils contiennent de l’acide cyanhydrique.
Pour ne rien vous cacher enfant je n’étais pas un fana des mesles blettes, molles et sucrées, je leur préférais celles qui gardaient une certaine fermeté, un peu d’astringence. En cela, sans le savoir, je me comportais comme un japonais car je privilégiais la résistance, une forme d’aspérité, la beauté discrète, secrète, raffinée face à la facilité de l’onctuosité, de la beauté lisse, offerte… De cette expérience gustative, parmi bien d’autres, je tire un goût prononcé pour tout ce qui me résiste, qui n’est pas courtisan, tout ce qui présente des angles. Pour autant je ne déteste pas les rondeurs, l’opulence, la volupté mais rien ne m’émeut plus que l’arrogance des crêtes iliaques du bassin d’une femme.
Les mesles demi-blettes de mon enfance ont sûrement influencé mon goût du vin et ma prédilection pendant très longtemps pour les vins rouges bien dotés en matière de tanins. Mais qu’est-ce-donc que l’astringent ? Un mot qui dans notre langue n’a pas très bonne presse que l’on associe plutôt à une potion tirée d’une réplique du Malade Imaginaire de Molière.
Dans son petit livre L’astringent chez Argol 12,50€ Ryoko Sekiguchi, écrivain et traductrice qui écrit en japonais comme en français s’interroge « Pourquoi le goût astringent est-il si peu connu en France ? Et pourquoi cet adjectif ne s’est-il pas agrégé de connotations variées, comme tant d’autres adjectifs liés au goût – sucré, salé, amer, piquant ? »
Elle écrit « Si le mot japonais shibumi évoque avant tout le goût du kaki astringent, en France, le mot « astringent » s’emploie surtout à propos du vin, parmi les connaisseurs. Le point commun de ces deux aliments, le kaki et le vin, est la présence de tanins. Dans d’autres aliments, comme le thé ou le coing, dont il sera question plus loin, c’est encore le tanin qui est cause de l’astringence. Et d fait, le goût astringent peut être défini comme un goût tannique »
Pour revenir à prime enfance : deux souvenirs, tout d’abord nous avions tout près du four à pains un immense cognassier et là encore l’expérience de l’astringence m’a marqué (en surjouant les VC, je pense que ce type d’expérience manque à nos jeunes Youpala entrés dans le monde du vin par les idées et non par la découverte primaire de certaines saveurs. Trop intellectuel, préformé, gage d’un bâillonnement de la sensibilité instinctive) ; j’ai détesté ma première tasse de thé mais j’adorais y tremper des petits Brun.
Ryoko Sekiguchi dans le chapitre « L’astringent, accompagnateur de repas, le vin et le thé » développe une approche originale et très convaincante « Au japon et en France, comme dans d’autres cultures où le vin et le thé sont consommés pendant les repas, on retrouve le même discours : que le thé sert à « laver » la bouche, et le vin à « dégraisser » le palais après une bouchée de viande, que cela rafraîchit. La convergence est frappante, quand la présence ou l’absence d’alcool ne fait rien à l’affaire. Ne serait-ce pas plutôt ce léger goût de tanin, présent dans le vin ou dans le thé, qui produit cet effet-là ?
Il n’est pas agréable de percevoir un même goût, quel qu’il soit, en continu. Le palais devient insensible, et on se lassera vite si l’on ne bascule pas de temps à autre en mode « reset », de façon à pouvoir de nouveau goûter la saveur. L’eau s’acquitte d’ordinaire assez bien de ce rôle d’interrupteur, mais il est certains cas, face aux goûts prononcés ou gras en particulier, dans lesquels elle ne suffit pas.
Les autres boissons présentent l’inconvénient de se rattacher à l’un ou l’autre des principaux goûts de la palette gustative, c’est pourquoi toutes ne peuvent pas s’allier à n’importe quel plat. Bien sûr, le thé et le vin possèdent aussi un goût spécifique et répertorié. Je veux croire néanmoins que c’est à l’astringent qu’ils contiennent, et qui ne se rencontre pas fréquemment dans les plats préparés, qu’il revient de « nettoyer » le palais et de faire place nette pour la bouchée suivante. »
Qu’en pensez-vous chers lecteurs ? Et ne me dites pas que je travaille pour des nèfles !