Chère maman,
Toi qui savais si bien faire le beurre blanc, monter des œufs en neige, confectionner un Paris-Brest, je t’écris ce matin à la fois pour te rendre hommage et surtout pour te rendre ton du. Oui maman outre que tu fusses un vrai cordon bleu, tu ne te contentais pas de mettre la main à la pâte, tu ne laissais à quiconque le soin de dresser la table. Nous n’étions ni riches, ni pauvres, mais dans la salle à manger – qui te servait en semaine d’atelier pour ta couture, ton univers d’organdi, d’organza, de crêpe de Chine ou georgette, de popeline, de gabardine, de flanelle ou de taffetas, là où tu taillais les patrons des robes que tu allais monter avec du fil à faufiler avant de les coudre sur ta machine Singer à pédale – sur la table à rallonges le bulgomme d’abord puis la nappe Linvosges impeccablement repassée avant d’y dresser la vaisselle de porcelaine de Limoges si diaphane, les couverts de la Ménagère étrange boîte verte où ils semblaient dormir pour l’éternité, les verres de cristal que je faisais chanter, en un ordonnancement dont les règles elles aussi semblaient venir de la nuit des temps. Venait ensuite un discret chemin de table : quelques pétales de fleurs du jardin, du houx ou du gui, puis les dessous de plats et de bouteilles. Parfois, les serviettes étaient mises en éventail dans le verre à eau mais maman tu préférais de loin la discrétion d’une position couchée sur l’assiette. Enfin, dans des vases cigognes de discrets bouquets venaient donner une touche champêtre à la table dressée.
Jamais au grand jamais il ne te serait venu à l'idée de nous expatrier au restaurant pour ces repas de fêtes scandant le calendrier liturgique ou les évènements heureux ou malheureux de notre vie. Pourquoi diable aller dépenser beaucoup d’argent pour moins bien manger et surtout nous retrouver dans un cadre qui ne pourrait jamais égaler la chaleur de la salle à manger familiale. Dans le fin fond de notre Vendée crottée nulle trace de restaurants gastronomiques – le mot même ne faisait pas parti de notre vocabulaire même si le Larrousse gastronomique faisait parti de ton univers – quand aux étoilés nous ignorions jusqu’à leur existence. Tu étais maman, et tu m’as transmis ta main, celle qui savait pétrir, assembler, monter, décorer, tu étais donc le plus bel exemple donné de transmission immatérielle de ce repas à la française qui chez nous n’avait rien de guindé, de chichiteux. Tu faisais tout, orchestrais tout, et nous te donnions simplement un coup de main.
Alors chère maman lorsque j’entends Francis Chevrier, cheville ouvrière du classement affirmer que tout ça c’est : « D’abord faire comprendre aux Français que la cuisine est une culture qu’il convient de préserver et de transmettre aux générations future » les bras m’en tombent ce qui je l’avoue complique ma tâche pour t’écrire. Je te fais sourire sans doute mais plus sérieusement, même si je ne suis pas toujours d’accord avec lui, seul JR Pitte a su trouver les mots justes en affirmant au journal La Croix – ce qui ne saurait te déplaire chère maman toi si attachée à la religion – « ce qui distingue la cuisine française des autres : ses rituels, ses pratiques, ses traditions vivantes et une certaine manière d’être à table. Une façon de dresser la table, de s’y installer, de goûter des saveurs particulières qui ont une personnalité, de valoriser les différences d’une région à l’autre. Associer certains vins à certains plats est une invention française. De même que le déroulé qui va des entrées au dessert et impose le pain, le vin et le fromage ».
J’en serais resté là si je n’avais lu les habituelles fureurs de Perico Légasse. : «La nouvelle est de taille, considérable, historique. D’abord parce que, au moment où le chef de l’Etat prend des distances avec le concept d’identité nationale, la plus humaniste des instances internationales sacralise ce qui symbolise le mieux l’identité nationale française, sa gastronomie » proclame-t-il avant d’ajouter « Sans paysans, pas de produits. Sans produits, pas de cuisine. Sans cuisine pas de gastronomie. Donc, sans paysans, pas de gastronomie. Il est là le trésor à préserver. Le repas gastronomique des Français, c’est celui qui met ces richesses en valeur et permet de les partager autour de la table dans un acte sensoriel et convivial qui rend hommage aux êtres humains qui se donnent du mal pour notre plaisir. Tel est le message culturel de cette heureuse et grande nouvelle. Veillons à ne pas le galvauder et à ne jamais le trahir ».
Tu trayais les vaches maman mais tu n’aimais pas qu’on te traita de paysanne car ce mot-là était de ceux que jetaient les gens de la ville aux crottés que nous étions. Alors la moutarde m’est montée au nez. Tu le sais maman j’ai la tête près du bonnet alors c’est pour cela que j’ai décidé de t’écrire pour te rendre ton bien. Pour parodier notre Georges Clémenceau « Le repas à la française est une chose trop sérieuse pour être laissé aux cuisiniers étoilés... » Certes beaucoup d'entre eux sont talentueux mais ils ne sont pas les seuls dépositaires de notre art de vivre. Ils se doivent de faire vivre, de renouveler le repas à la française mais non le cantonner dans l’élitisme car se serait signer son arrêt de mort. La transmission maman c’est nous : tes enfants, tes petits enfants, tes arrières petits-enfants, nous tous, là où nous sommes, là où nous vivons, en nos villes ou nos campagnes.
Quand aux paysans qui reviennent à la mode, en grâce tu aurais dit toi qui aimait tant le français, ne confions pas à certains démagogues urbains, même s'ils s'autoproclament critique gastronomique, le soin de les préserver, de les protéger mais sachons, comme le faisait si bien papa, ton Arsène toujours souriant, prenons-nous en mains. Retrouvons le chemin du Bien Public. Occupons-nous de nos affaires grandes ou petites. Cessons, comme on dit dans les grandes écoles, de tout externaliser. Tu le sais mieux que quiconque maman je crois aux vertus de l’intelligence. Sans doute suis-je un grand naïf mais je préfère le rester plutôt que d’enfourcher des haridelles fatiguées. Si je n’avais pas peur de te choquer je dirais « Vivons bordel ! » Je l’ai dit mais je t’assure maman ce n’est pas péché mortel.
Voilà c’est écrit maman. Comme je ne sais où tu séjournes en ce moment, sans doute sur un beau petit nuage tout près de ton cher Bon Dieu, je confie cette lettre à Toile pour qu’elle te parvienne tout en haut des cieux.
Je t’embrasse maman. Je n’ose te dire à bientôt car étant un mécréant je ne sais quelle destination la vie me réserve.
Ton fils chéri
Jacques