Paris, entre deux rendez-vous de travail, Paz Espejo, m’attendait souriante dans le salon du bar d’un grand hôtel. Nous nous retrouvions justes après le déjeuner et nous prîmes un café. Sa nomination à la tête du Château Lanessan par la famille Bouteiller m’intéressait car elle symbolisait pour moi un réel passage de témoin, un trait d’union entre deux mondes, une volonté d’assumer pleinement, pour une belle signature, la négociation du grand virage dans lequel le monde du vin français doit s’engager pour affronter au mieux la nouvelle donne mondiale, et plus particulièrement dans le cas présent celui d’un beau Château du Médoc.
Au temps où j’officiais sous les lambris de l’Hôtel de Villeroy, au 78 rue de Varenne, pour moi le Château Lanessan c’était Hubert Bouteiller. Homme de conviction, à la personnalité bien trempée, dans le cénacle parfois bien plonplon du Comité Vin de l’INAO, ses interventions argumentées, souvent pertinentes, tranchaient. Je le confesse aujourd’hui, il présentait toutes les qualités requises pour présider le Comité Vins de l’INAO. Mais il était bordelais et, dans les subtils équilibres sociopolitiques du monde du vin français, le TSB : tout sauf Bordeaux unissait les barons des autres régions. Dans notre beau pays, les nominations publiques à des postes de responsabilité, font les délices des hommes de pouvoir et de leur entourage. Par chance, je n’eus jamais à procéder à cet exercice, le magistère de feu Jean Pinchon, quu succéda à un bordelais Pierre Perromat, m’exonéra d’avoir à trancher dans le ballet des prétendants.
Ce rappel du passé simplement pour saluer un homme, avec qui j’eus bien des désaccords, mais qui prit toujours la peine, une fois même par le truchement d’une longue lettre manuscrite suite à mon fameux rapport, d’argumenter, de tenter de me convaincre sans jamais se départir d’une grande courtoisie. L’ami Jérôme le sait mieux que quiconque, puisqu’il présida le Comité Vins de l’INAO, dans ce cénacle où les gens du vin tenaient leur destin en main face à l’Administration, le choc des personnalités valait mieux que le chant anesthésiant des robinets d’eau tiède. Mais les dés sont jetés, nous sommes entrés de plain-pied dans le royaume des AOP-IGP où la main a été donnée à l’Administration.
Revenons à nos moutons, je devrais écrire à nos chevaux, autre passion d’Hubert Bouteiller ce qui donne à la dénomination du second vin du château toute sa signification : Les Calèches de Lanessan. Donc, loin des agitations du microcosme parisien, lorsque la famille Bouteiller, afin d’assurer dans la sérénité le départ à la retraite d’Hubert Bouteiller, sollicitait Paz Espejo, afin de réveiller « le bel endormi », celle-ci forte de son bagage technique, de son expérience dans le négoce du développement de marques à l’international, chez Calvet puis chez Cordier-Mestrézat, saute le pas avec enthousiasme. Coup de cœur dit-elle, car le potentiel de ce domaine insulaire et unique, limitrophe de l’appellation Saint-Julien, avec ses 300 hectares, dont 80 hectares de vignes d’un seul tenant cernées de 145 de forêts, royaume d’une riche biodiversité, avec ses parcelles de vignes situées sur des croupes de graves garonnaises profondes, celles des meilleurs crus classés, est extraordinaire. Sans tomber dans les clichés Paz Espejo se voyait confier la baguette du chef d’orchestre pour donner sa touche, son empreinte personnelle à la partition du château Lanessan.
Vendre le vin des autres est une très belle aventure mais, pour une âme bien trempée comme celle de Paz Espejo, ça devait avoir un goût d’inachevé. Embrasser « l’œuvre » en sa totalité, de la vigne au verre, ne pouvait que se révéler pour elle un beau défi. Alors dès son arrivée, le 3 août 2009, elle arpente toutes les parcelles avec le maitre de chai, elle goûte le raisin, elle adapte la date des vendanges à chaque parcelle, à l’optimum de mâturité de chaque cépage, quitte à interrompre la vendange pendant quelques jours. Retour à la vigne donc, sa culture, son soin et sa protection dans le respect du terroir avec une approche pragmatique, sans dogmes pour générer le raisin qui exprimera le mieux le millésime. Comme le dit Paz « Quand la matière première est belle, plus on reste simple plus on arrive à des choses pures. Je ne suis pas une fanatique des produits œnologiques : des enzymes, des tannins… S’il y en a dans le raisin, j’aime autant les mettre en valeur sans en rajouter. Ils sont sans aucun doute très utiles certaines années, mais sur les bonnes années, plus on reste simple, mieux c’est. » J’avoue préférer cette saine franchise aux discours alambiqués, faux-culs ou bêtement militants.
Mais, par-delà cet engagement vigneron de Paz Espejo, ce qui m’intéresse au plus haut point dans son approche c’est sa volonté d’installer Lanessan dans univers des marques. À Bordeaux, rappelons que les Grands Crus ne représentent que 2% du marché, et que l’envolée des prix de certains masque la réalité du terrain. Comme dans la mode, où les must de la Haute Couture, les Lagerfeld et autres vendeurs de leur propre image, laissent de plus en plus la place à la dynamique de nouveaux créateurs inventifs, tel un Jean Touitou d’APC, le marché des tous nouveaux consommateurs occasionnels de vin va devenir de plus en plus friant de signatures, d’identification d’un château avec celles et ceux qui en sont l’âme.
Le château Lanessan a déjà tout d’un grand, en 1855 son propriétaire M.Delbos, négociant, a refusé de présenter son vin au fameux classement. Pierre Lawton le dit à Gérard Muteaud dans le Nouvel Obs. à propos du millésime 2009 « On trouve des vins d’une qualité remarquable comme Lanessan ou Chasse Spleen autour de 15 à 20 euros la bouteille hors taxes. Des prix très modestes au vu de leur qualité. » Tout le challenge de Paz Espejo va consister, avec sa patte personnelle, à traduire la classe naturelle de Lanessan dans l’air du temps. Comme l’aurait dit ma couturière de mère : le chic se niche toujours dans le détail : une broche, une ceinture ou un simple froncé à la taille... Dans un univers de massification, l’art de la marque signature tient à cette capacité à se démarquer sans pour autant bousculer les codes de la tradition.