Ce sera à la loyale, sans coup bas ni pêche en eau trouble, une traque propre où le chasseur laisse sa chance au gibier, tout le contraire de la méthode tinette du petit Plenel qui n’en revient toujours de s’être fait lourdé du Monde. Pour lancer mon affaire j’avais invité à dîner une poignée de vieux complices qui s’ennuient ferme dans le train-train quotidien et toujours partant pour l’aventure parallèle, celle où l’on a de compte à rendre à personne, à l’ancienne. Un moment j’avais songé à leur servir un bœuf gros sel pour chauffer l’ambiance mais en définitive j’ai opté pour un bon gros pot-au-feu où la queue tenait la vedette. Bien sûr, du côté liquide la profusion des quilles les a mis en appétit. Pour ouvrir le bal je leur servis un Rachais du père Boulard qui les surpris à la première lampée, ce ne sont pas des fins palais mais de bons buveurs. Sans jouer les ramenard je leur fis un petit topo sur l’extra-brut, sans m’aventurer quand même dans la biodynamie, qui renforça mon image d’intello borderline. Contrucci, lui, lapa en sus à l’apéro quatre Casanis. Ce rassemblement chez moi les intriguait mais ils n’en laissaient rien voir en faisant comme si je les avais invités pour fêter mon anniversaire de mariage. Même qu’ils étaient tous arrivés, un peu gauche, avec des bouquets de fleurs sauf Berlizot qui s’était pointé avec une plante en pot, une azalée. Comme Jasmine, en plein pétard contre les pourfendeurs de François, pas le Pape, le nôtre, n’était pas là ils me les confièrent en balbutiant des raisons à la con. Je pris le temps de les mettre dans des vases ce qui fit dire à Merchandeau « il sait tout faire ce gars… » Opinion confirmée par tous lorsqu’ils surent que c’était moi qui avait préparé le dîner. Aucun n’osa proposer de m’aider à faire le service de peur sans doute de se faire renvoyer dans ses dix-huit mètres et surtout de se vautrer lamentablement. Tout heureux qu’ils étaient d’être chez moi ils n’en finissaient pas de chanter mes louanges. Occupé à les nourrir je les laissais monter en calories et en degrés avant de les informer de mes intentions. Ce genre d’annonce ne peut qu’accompagner les alcools forts dont ces bons bourrins raffolent.
Dans ce genre d’assemblée la surenchère est de rigueur et Duruflé, qui jusqu’ici n’avait pas beaucoup moufté, trop occupé qu’il était à s’empiffrer, sortait soudain du bois en lançant « tu te rappelles de l’équipée de Benny Levy à Palente chez les Lip… » Le silence qui s’ensuivit marquait le triomphe du malingre. Il jouissait de son avantage car évoquer devant moi le souvenir du gourou de la Gauche Prolétarienne c’était, il le savait le bougre, me replonger dans un temps où le grand n’importe quoi régnait en maître. Poursuivant son avantage Duruflé, après avoir lampé son Bas-Armagnac, ricanait « C’était le gros Geismar qui pilotait une vieille 4L vers Palente. Un peu avant l’usine, quelques camarades locaux les attendent. J’en suis car j’étais déjà des deux bords. Quand on s’aperçoit que le Benny est flanqué de Geismar ça gueule sec. « Putain, tu te prends pour un touriste. Franchement si tu pointes ta tronche dans l’usine tout le monde va se dire que les maos viennent foutre la merde dans notre grève… » Le pépère Geismar il n’en revenait pas. Ni une, ni deux, il se retrouvait accroupi au fond d’une bagnole qui, deux précautions en valaient mieux qu’une, le déposait sur le quai de la gare de Dijon pour embarquer dans le premier train pour Paris. Pendant ce temps-là, tel un brave visiteur, « Pierre Victor » dont nul ne connaît le visage du côté de Palente, franchit les grilles de l’usine, accompagné de deux ouvriers de chez Renault, sans encombre. Même qu’il se fait cornaqué par un responsable de l’accueil. Tout lui est ouvert, même les AG, à la condition qu’il respecte la libre parole et bien sûr ne participa pas aux votes. Le gars qui les accueille c’est Jean Raguenès, OS chez Lip depuis 3ans, dont Benny Levy, qui a son service de renseignement, sait que c’est un père dominicain détaché de son couvent qui fut, en mai 68, l’aumônier des étudiants en droit et qu’il a défendu les katangais de la Sorbonne… »
Duruflé biche, tout le monde l’écoute. Il quête une approbation dans mon regard. Je relance gentiment « C’était le bon moment pour être présent ! »
- Ça c’est sûr, Benny « Pierre Victor » arrivait alors que tout se nouait. Je m’en souviens bien on était le 12 juin 1973 et Comité d’Entreprise devait se réunir pour prendre de lourdes décisions. Depuis que le PDG Saintesprit avait démissionné à la mi-avril, les actionnaires suisses d’Ebauches SA, à qui Fred Lip avait cédé un tiers de son capital, ne l’avaient pas remplacé. Tout le monde subodore qu’ils veulent résister aux japonais de Seiko ou Kelton et aux américains de Timex mais qu’ils n’en ont rien à traire des autres branches armement, machine-outil et mécanique…
- Ben dit-donc Duruflé y devrait t’embaucher pour les pages saumon du Figaro, ironisait Merchandeau…
- Que veux-tu, nous, comme les Lip nous travaillions dans la précision, on en était, pas comme les branleurs de maintenant qui se la pète en baskets et en jeans et qu’on jamais vu la gueule d’un ouvrier…
- Entre 68 et l’arrivée de grand con de Giscard qu’est-ce qu’on s’est éclaté avec les barbouzes et les mecs des CDR… Une grande époque que nous ne retrouverons jamais. Nous sommes dans une ère de médiocres, de petites bites sans envergure… surenchérissait Contrucci.
- Y’a pas photos les mecs, même si je n’aime pas beaucoup mes curés, Piaget et Raguenès, qui ne pouvaient pas se piffer, c’étaient des couillus et même l’archevêque de Besançon, Marc Lallier, il n’envoyait pas dire ce qu’il avait envie de dire. Pas de la petite bière qui défile pépère de République à Nation, des gars qui sont capables de mettre la main sur le trésor de guerre de Lip. Opération commando à la nuit tombée qui investit la « chambre froide », là où sont stockés le disponible, vingt-cinq mille montres prêtes pour la vente, et qui met ce petit trésor en lieu sûr. Le « casse social » du siècle ! Le camarade Benny Levy à l’impression de vivre le scénario idéal, pur et dur en direct et il est partagé entre le malaise et la jubilation… L’illégalité des larges masses c’est le credo de la GP et ça le fait bander, si tant est qu’il bandât ; mais ce qui le trouble c’est que ce mouvement est entre les mains des révisionnistes modérés, Piaget CFDT et PSU est de ce type de catho dévoué qui n’est pas vraiment la tasse de thé de « Pierre Victor » qui haïssait les syndicalistes légaux.