Nous étions les seuls brocanteurs de l'île. Je dis nous car Jean, dès le premier jour, me présenta comme son associé aux voisins et aux clients. Située en bordure de la route qui mène de Port-Joinville à St Sauveur, au lieu dit Ker Chalon, la " Ferme des 3 Moulins ", bâtisse pourvue d'un étage et de dépendances, n'usurpait pas sa dénomination : ça avait été, au début du siècle, une des rares fermes de l'île, et nous étions entourés par trois Moulins transformés en résidence de vacances.
Le magasin occupait tout le rez-de-chaussée, trois pièces, et Jean couchait dans l'une d'elle, dans un lit à colonnes partie intégrante du mobilier proposé à la vente. Ce lit, que nous disions toujours en voie d'être vendu, intriguait nos visiteurs. Un jour, las de ma réponse vaseuse, j'improvisai une histoire qui ravit mes interlocuteurs. Il y était question d'une nuit de tempête, du père de Jean parti accoucher la femme du sacristain de Port-Joinville, de la mère de Jean, elle aussi enceinte, et qui, seule, la cuisinière étant au chevet de son père à St Sauveur, mit au monde ce même Jean, dans ce grand lit en noyer. Jean trouva ça très drôle mais il me dit, sur un ton sérieux, " dis pas ça à mon père..." Moi j'occupais le grenier qui nous servait tout à la fois de cuisine, de salle d'eau et de salle à manger. A la tête de mon lit un petit coffre-fort contenait notre fortune. Foin des exigences comptables et fiscales nous y mélangions les recettes du magasin, nos dépenses domestiques, les achats de meubles chinés, l'argent de poche de mon employeur et bien sûr mon salaire de travailleur au black (il y a prescription)
Chaque matin, le père de Jean venait à pied nous rendre visite. Achille, le chien, courrait à sa rencontre. Jean, tel un gamin, trouvait toujours le moyen de s'éclipser.Le vieil homme s'asseyait dans un fauteuil et je lui rendais compte de notre activité, au début très honnêtement, puis, après l'incident des enchères à l'américaine, en maquillant la réalité tel un caissier de la mafia.
Mon cher Jean avait fait des siennes. Près de la ferme des 3 Moulins, une association restaurait une petite chapelle et, pour financer les travaux, son président, un officier de la Royale à la retraite, mettait aux enchères des tableaux offerts par la colonie des peintres en villégiature sur l'île. Ce soir-là j'avais envie de dormir. Jean, de mauvaise grâce, se rendit seul à la vente. Dix fois, avant de partir, il me répéta " tu comprends, je suis obligé d'y aller pour faire plaisir aux notables, mais, je t'assure, je n'achèterai rien. La peinture ce n'est pas mon truc. D'ailleurs, rien que pour voir leurs têtes, tu devrais m'accompagner, nous rentrerons aussitôt..." Une telle insistance aurait du me mettre la puce à l'oreille mais, fatigué par ma journée de ponçage de meubles, je n'y cédai pas.
A minuit, alors que je dormais comme un bienheureux, un flot de lumière, des grommellements sourds et un bruit de verre me tiraient du sommeil. Jean, attablé face à une bouteille de Cognac bien entamée, semblait foudroyé. Assis sur mon céans je l'interpellai avec ménagement " allez, ne fait pas l'enfant, montres-moi le tableau que tu as acheté ?
" En guise de réponse j'eus droit à des borborygmes renifleurs accompagnés d'une salve ininterrompue d'allumettes craquées et sitôt éteintes. Ce devait être grave alors je me levai. Il fallait que je joue serré. Une petite faim me tenaillait. Je fis des pâtes. Pendant qu'elles cuisaient, sans me soucier de Jean qui alternait apathie et excitation, je disposai nos couverts et j'ouvris une bouteille de vin rouge. Un premier signe de retour à la normale me conforta dans ma stratégie : Jean venait enfin d'allumer sa pipe et elle se mit à grésiller doucement. Après nous avoir servi je m'assis face de lui. Nous mangeâmes en silence. Jean le rompit. " C'est affreux ! Quand je pense que cette superbe petite marine, un bijou, va se retrouver au-dessus du buffet Henri III de Turbé le quincaillier..."
- C'est ça qui te met dans cet état ?
- Oui !
Je respirai d'aise.
- Y'a pire que ça, non...
- Pourtant j'ai mis le paquet.
- Combien ?
- Dans les 8 à dix mille...
- Tu t'es arrêté à temps. C'est mieux comme ça.
- Non j'aurais du aller au bout !
- Ce n'est pas vraiment dans nos moyens.
Un silence s'installa. La mèche de Jean flottait au-dessus de son regard vitreux. Il descendit son verre de rouge. Fit claquer sa langue. Ré-enfourna son tuyau de pipe entre ses dents et tout à trac me déclara " le problème c'est que c'était des enchères à l'américaine..."
- C'est quoi cette engeance ?
- Tu couvres en liquide à chaque surenchère...
L'étendue du désastre me sautait à la gueule, dans un souffle je murmurai " alors t'as claqué 8 à dix milles balles pour des nèfles..." Jean opinait en affichant la tête d'un gosse pris les doigts dans le pot de confiture.