Suite de mes portraits d'entrepreneurs, à ceux qui pourraient trouver ma plume trop douce je confirme que dans cet exercice difficile, sans enjoliver, ma volonté est de privilégier la mise en lumière des aspects dynamiques de stratégies qui peuvent, non servir de modèles, mais s'inscrire en opposition au pessimisme ambiant qui ressasse les doutes sur notre capacité à rebondir face aux rouleaux compresseurs du Nouveau Monde. C'est l'esprit de "Sans Interdit" qui privilégie les ressorts de l'action par rapport aux discours récurrents sur nos handicaps...
" Je suis votre alibi féminin..." me répondit Miren de Lorgeril lorsque je lui proposai d'être l'un des membres fondateurs de "Sans Interdit". Tel un passing-shoot de revers retourné avec aisance le long de la ligne, sa réponse fusait, légère, teintée d'un zeste d'ironie et ponctuée par un franc sourire. Sa spontanéité tranchait avec le convenu de notre monde du vin, si compassé, et, si la réplique faisait mouche c'est qu'elle était délivrée avec l'impalpable distance que savent maintenir les gens bien élevés.
Féminine en diable mais pas féministe pour deux sous, Miren de Lorgeril se tient sur le pont d'un beau navire amiral : le château de Pennautier, un petit Versailles aux portes de Carcassonne, un domaine familial depuis 1620. Sur la base d'un tel socle identitaire, héritiers au meilleur sens du terme, Nicolas et Miren de Lorgeril, nouveaux maillons d'une lignée de vignerons, la dixième génération, n'ont nul besoin de raconter des histoires de racines pour exister, ils sont dans l'Histoire. Leur saga, au coeur d'une AOC méconnue : le Cabardès, ce vignoble d'altitude accroché aux flancs de la Montagne Noire, à la confluence de l'ardeur ensoleillée du climat méditerranéen, de la fraîcheur montagnarde et des effluves iodés des flux maritimes de l'Atlantique, vaut d'être contée.
"L'Histoire commence à Pennautier..." ont coutume de dire Nicolas et Miren de Lorgeril en référence à leur ancêtre Pierre Louis de Pennautier, Trésorier des Etats du Languedoc qui, en 1650, fera du château, avec l'architecte Le Vau et Le Nôtre le paysagiste, ce qu'il est aujourd'hui ; la leur y compris commence en ce lieu, en 1987 c'est le temps du choix. Leurs études ne les prédisposaient guère à devenir vignerons et pourtant, loin de se contenter du rôle de propriétaire, ils font le choix du grand large : bâtir une entreprise en capacité, de par sa taille, d'offrir une vraie gamme de vins et de porter un outil logistique et commercial permettant d'aborder tous les marchés.
En 1992, Miren prend la direction de l'ensemble. L'impulsion est donnée et, autour du château de Pennautier, dont la superficie est plusieurs fois augmentée par des acquisitions, pour atteindre 225 ha dont 145 en AOC Cabardès, viennent se greffer : en 1999, des vignobles en Minervois, 15 ha dans cette appellation, et 12 ha dans le fleuron la Livinière, fusionnés en un seul domaine la Borie Blanche puis, en 2007, à la fois sont acquis le château Moulin de Ciffre, 35 ha, en AOC Faugères, St Chinian et Coteaux du Languedoc, et 18 ha de parcelles exceptionnelles en Côtes de Roussillon Villages Latour de France et Caramany. Vignobles d'altitude, terroirs d'exception, une philosophie alliant authenticité et élégance, la volonté de faire le meilleur vin possible pour le proposer au plus grand nombre, cette stratégie d'entreprise, fondée sur les synergies entre domaines et métiers, qui refuse le malthusianisme, la logique de pénurie, m'apparaît bien adapté à l'évolution de la distribution d'ici et du vaste monde. Pour preuve, 60% du CA de Vignobles de Lorgeril est le fait de l'exportation. La dynamique d'entreprise génère aussi de l'emploi local : 5 salariés en 1992, 45 aujourd'hui. Enfin, cerise sur le gâteau, l'offre touristique autour des domaines : gîtes, camping, bientôt espace de réunion et de réception, est remarquable. Pour y avoir déjeuné, le rstaurant qui jouxte le château, me semble en parfaite adéquation avec l'esprit de Miren, simple et de bon goût.
Tenir la barre d'une telle entreprise, ni grande, ni petite n'est pas une sinécure, alors madame la Présidente, au lieu de jouer à la châtelaine cup of tea, s'active, est au four et au moulin, fourmi au domaine, un peu cigale avec ses clients. Miren de Lorgeril, disponible, toujours souriante, convaincante, pugnace, se remet perpétuellement en question, elle veut prouver à son environnement que son entreprise, sa stratégie et ses vins ont toute leur place dans le paysage vitivinicole français si friand des joliesses du small is beautiful. Elle y réussit.
C'est dur, dit-elle souvent, mais c'est pour mieux repartir avec son grand sac de femme à l'épaule. Mais alors, me direz-vous, "qu'est-ce qui fait courir Miren de Lorgeril ? ". Ma réponse va vous surprendre : la vie. Je veux dire la vitalité du jour le jour, entre l'héroïsme du quotidien et le plaisir extrême des défis relevés, gagnés, et un inoxydable optimisme de bâtisseuse d'avenir. Elle créé, pour une femme, le mot a du contenu. Créer de la valeur, du travail, donner à la réussite personnelle une traduction humaine transcendant la pure accumulation de richesses. Elle va m'en vouloir un peu de vous livrer ces clés de sa motivation profonde mais Miren de Lorgeril est ainsi, elle croît profondément en ses valeurs et les défends avec simplicité et talent.