Ce qui fut dit fut fait. Marie était ainsi, un gros grain de folie dans un petit coeur simple. Ils débarquèrent, en fin de matinée chez le grand homme. C'est lui qui leur ouvrit, blouse bise ample, saroual bleu et sandales de moine. Chaleur et effusions, l'homme portait beau, un peu cabotin, la même coquetterie dans l'oeil que Marie - c'est l'inverse bien sûr - et surtout, une voix chaude, charmeuse et envoutante. Sous la verrière de son atelier, blanche du soleil au zénith, il leur fit faire le tour de ses toiles récentes. Benoît estima le moment venu d'avouer son inculture crasse. La main du grand artiste se posa sur son épaule, protectrice « Avec Marie vous faites la paire mon garçon. Chirurgienne ! Un métier de mains habiles fait par des imbéciles prétentieux. Qui puis-je ? C'est de famille. Rien que des clones en blouses blanches ! Pour eux je suis le raté. Un millionnaire par la grâce des galeristes américains, l'horreur pour ces Vichyssois refoulés ! Ha, le Maréchal il allait les protéger tous ces bons juifs, bien français... Des pleutres, de la volaille rallié sur le tard au grand coq à képi. Et ils sont allés le rechercher pour défendre l'Algérie française. Bernés ! Mais on leur sert de l'indépendance nationale alors ils baissent leur froc. Ils se croyaient bien au chaud et vous déboulez, tels des enragés. Panique dans le Triangle d'or, tous des futurs émigrés... » Le tout ponctué d'un grand rire tonitruant et de rasades de Bourbon. L'homme pouvait se permettre de railler le héros du 18 juin, résistant de la première heure, à dix-huit ans, un héros ordinaire, compagnon de route des communistes un temps malgré le pacte germano-soviétique et les vilénies de Staline en Espagne, il rompra avec eux bien avant Budapest. Marie avait tout raconté sur le chemin de Paris.
Pendant que Benoît pataugeait avec Marie dans le bonheur, le 25 mai, rue de Grenelle Pompidou voulait reprendre la main, être de nouveau le maître du jeu. Il jouait son va-tout. L'important pour lui était de lâcher du lest sur les salaires pour neutraliser la CGT de Séguy. Le falot Huvelin, patron d'un CNPF aux ordres suivra en geignant. Les progressistes de la CFDT, bardés de dossiers, assistèrent à un marchandage de foirail. Comme un maquignon sur le marché de St Flour, baissant les paupières sous ses broussailleux sourcils, tirant sur sa cigarette, roublard, tendu vers l'immédiat, le Premier Ministre ferrailla, main sur le coeur en appela à la raison, pour lâcher en quelques heures sur tout ce qui avait été vainement demandé depuis des mois, le SMIG et l'ensemble des salaires. Le lundi, chez Renault, à Billancourt, Frachon et Séguy, se feront huer. Chez Citroën, Berliet, à Rodhiaceta, à Sud-Aviation et dans d'autres entreprises, même hostilité, même insatisfaction. Le « cinéma » des responsables de l'appareil cégétistes à Billancourt n'a pas d'autre but que de blanchir les négociateurs, de mettre en scène le désaveu de la base.
La semaine qui s'ouvrait était décisive. Pompidou sur la pente savonneuse, la célèbre « voix » gaullienne jusque-là infaillible semblait douter après le bide de sa proposition de référendum, Mendès le chouchou de l'intelligentsia, qui le considère comme l'homme providentiel, consulte, mais comme d'habitude attend qu'on vienne le chercher. Le 28 mai sous les ors de l'hôtel Continental Mitterrand, avec sa FGDS, se pose en recours. Tous les camps s'intoxiquent. Le vrai s'entremêle au faux. On parle de mouvement de troupes au large de Paris. La frange barbouzarde des gaullistes mobilise. On affirme que les membres du SAC ont déballé dans leur repaire de la rue de Solférino des armes toutes neuves. Le Ministère de l'Intérieur révèle la découverte de dépôts d'armes dans la région lyonnaise, à Nantes, dans la région parisienne, ce qui ajoute du piment à une situation déjà quasi-insurrectionnelle. Ce qui est vrai, c'est que depuis plusieurs jours certains membres de la majorité ne couchent plus chez eux. Avec Marie ils décident de se joindre au cortège qui se rend à Charléty.