Houellebecq à table n’est pas pour moi une fiction, nous avons, l’été dernier, dans le jardin du restaurant Les Climats, partagé, si je puis m’exprimer ainsi, le menu déjeuner. Lui, à une table voisine, en compagnie de son éditeur Gallimard et d’un autre convive, et moi en bonne compagnie.
En revanche, je ne l’ai jamais vu aux fourneaux dans sa « grande cuisine, prolongée par une réserve – qui servait également de bûcher et de cave » (La carte et le territoire), alors lorsque j’ai appris la parution de Houellebecq aux fourneaux de Jean-Marc Quaranta, je me suis précipité chez l’un de mes libraires : Compagnie pour l’acheter. Pensez-donc, c’est du sérieux : Jean-Marc Quaranta est maître de conférences en littérature française et création littéraire à l’université d’Aix-Marseille. Il est l’auteur du Génie de Proust (Honoré Champion, 2011).
« Livre de cuisine et analyse approfondie de l’œuvre de Michel Houellebecq, cet essai d’un genre inédit renouvelle la connaissance de l’auteur de Soumission à partir d’une évidence que personne, jusque-là, n’a remarquée : la nourriture occupe chez lui une place centrale. L’étudier met en lumière la complexité, les nuances de ses livres, loin des caricatures médiatiques qu’ils ne cessent de susciter.
Jean-Marc Quaranta explore cette table bien garnie, définit avec rigueur et clarté son rôle romanesque, tout en donnant les recettes qui la composent, mélange de terroir et d’exotisme où l’on trouve aussi bien les poivrons à l’huile, le pot-au-feu ou la tarte aux pommes que le poulet aux écrevisses, les baklavas, le biryani d’agneau… Il nous invite, de toutes les manières possibles, à dévorer les romans de Houellebecq, à entrer dans la bibliothèque en passant par la cuisine, pour devenir les intimes de cette œuvre inépuisable, qui n’a pas fini de nous surprendre. »
La seule liberté que je me suis permise dans cette chronique se situe dans le titre où, pour amis Alice et Olivier de Moor et Thomas Pico, durement et doublement éprouvés par les fureurs du ciel, je leur ai attribué les deux bouteilles de Chablis bue par le Houellebecq de papier avec Jed lors de son dernier repas.
La carte et le territoire, « est certainement le roman où l’on mange le plus, et le mieux. »
Le roman est le récit de la vie du peintre Jed Martin, « rythmé par les grandes périodes de l’œuvre de l’artiste, par ses repas avec son père et par les péripéties de sa relation avec Olga, qui travaille au service communication du guide Michelin et avec qui il parcourt les relais et Châteaux. »
« Houellebecq est capable d’intégrer dans son roman des tendances authentiques de la cuisine des années deux mille, deux mille dix. L’usage de la roquette (aragula) ou celui du turbotin, plus petit que le turbot et dont l’élevage s’est développé à cette époque. »
« Tout au long du roman, Houellebecq joue avec la complexe et confuse notion de terroir pour prophétiser un retour à la nature et un exode urbain qui repeuplerait la diagonale du vide et ramènerait les Français à une vie rurale réinventée. »
« Pour la première fois, en réalité en France depuis Jean-Jacques Rousseau, la campagne est redevenue tendance »
« Ce retour à la terre passe par l’assiette et par les fourneaux, puisqu’il s’accompagne du « succès croissant, sur l’ensemble du territoire français, de cours de cuisine ; [de] l’apparition récente de compétions locales destinées à récompenser les nouvelles créations charcutières et fromagères »
« Dans l’enquête marketing que mène Olga pour Michelin, les « animaux bizarres, à connotation non seulement française mais régionale, tels que la palombe, l’escargot ou la lamproie, atteignaient des scores exceptionnels. »
« Le phénomène est d’une telle ampleur que même Libération parle de « la magie du terroir.»
« … c’est aussi l’occasion d’une satire du discours gastronomique » […] « La cuisine, selon le guide, « sublimait un terroir d’une richesse infinie » ; on était là en présence d’ « un des plus beaux concentrés de France »
«Au-delà de cet hymne à une France du terroir, une France mitterrandienne incarnée dans des paysages repris sur les affiches électorales – Vault-en-Lugny se situe dans l’Yonne, plus précisément dans le Morvan, lieu mitterrandien par excellence –, le discours gastronomique du roman port aussi sur la mondialisation et dessine une géopolitique qu’on retrouvera dans Soumission. »
« Dans ce livre qui se veut un hymne aux terroirs, les lieux de grande distribution demeurent « les seuls centres d’énergie perceptibles, les seules propositions sociales susceptibles de provoquer le désir, le bonheur, la joie. »
« Ce n’est pas un paradoxe houellebecquien mais celui de la société de consommation qui a récupéré la notion de terroir pour rassurer le consommateur et recréer un monde que l’industrialisation de la nourriture et l’évolution des mœurs ont détruit. »
Lors de son dernier repas avec Jed c’est un Houellebecq cuisinier qui s’annonce :
- On va passer à table. … J’ai préparé un pot-au-feu hier, il va être meilleur. Ça se réchauffe très bien le pot-au-feu
« Cette nouvelle incarnation de l’auteur est un Houellebecq aux fourneaux. Il cuisine et reçoit Jed en parfait maître de maison le repas s’ouvre par un apéritif composé d’olives et de saucisson, accompagnés de chablis. Il n’y a pas d’entrée, mais le pot-au-feu qui suit justifie cette entorse, d’autant que c’est l’auteur qui ‘a préparé.
En hôte attentionné Houellebecq demande : « Vous prenez un peu plus pot-au-feu ? » mais Jed décline l’offre et le repas se poursuit avec un saint-nectaire et un époisses que Houellebecq sort du réfrigérateur ; il les accompagne de tranches de pain et d’une nouvelle bouteille de chablis. Ensuite, il fait passer son invité dabs la salle de séjour pour servir des macarons et du café, accompagnés d’un alcool de prune. À part le fromage, qui aurait dû être sorti du réfrigérateur au moins une heure avant d’être consommé, le Houellebecq du Loiret connaît son affaire gastronomique et sait recevoir. »
« Le choix du pot-au-feu témoigne aussi d’une bonne connaissance de l’histoire de la gastronomie française, puisqu’il est vu comme un « plat national » et s’inscrit dans l’entreprise de définition de la cuisine française qui parcourt tout le XIXe siècle. »
« Lorsque Houellebecq se met en scène heureux, réconcilié avec lui-même et ses origines, il est aux fourneaux. Ce n’est pas qu’une question de retour à l’enfance mais une affaire politique, sociale et même socialiste. »
« Houellebecq cite à Jed cette conclusion d’une conférence de Morris dont il va chercher le fascicule dans sa bibliothèque : « Voilà en bref notre position d’artistes : nous sommes les derniers représentants de l’artisanat auquel la production marchande a porté un coup fatal »
« Il s’agit d’une conférence donnée par Morris le 30 octobre 1889, lors du deuxième congrès de l’Association nationale pour la promotion de l’art et son application à l’industrie, à Edimbourg. »
« … il est juste et raisonnable que les que les hommes, à l’instar de la nature, s’efforcent d’embellir ce qu’ils fabriquent, et que ce travail soit lui-même agréable, comme la nature rend agréable le fait de manger. »
« En faisant de son double de papier un Houellebecq aux fourneaux, Michel Houellebecq met en œuvre cette partie du programme de William Morris : il situe l’alimentation hors du champ de l’industrie agro-alimentaire, dans la vie de chacun, et en fait une occasion de produire quotidiennement de la beauté – et de la saveur. »