Même les plus ignorants des petits loups et des petites louves ont vaguement entendu causer d’un certain Dreyfus qui a provoqué une affaire au tout début du très lointain XXe siècle. C’était un capitaine qui se prénommait Alfred. Le mien, lui, c’est Louis et c’est à sa manière un capitaine d’industrie. J’y reviendrai. Bien sûr, les footeux se souviennent de Robert-Louis qui a englouti une fortune dans le tonneau des Danaïdes de l’OM sans récolter le moindre trophée. Sa veuve Margarita Louis-Dreyfus tient toujours, avec plus de parcimonie, les cordons de la bourse du club emblématique de la cité phocéenne.
Mais pourquoi diable m’étendre sur la saga de cette « grande société familiale, pratiquement inconnue en France, son pays d’origine. » dixit le Lloyd’s List en 1994 ?
Pour plein de bonnes raisons :
- La première : Philippe Chalmin dans Cyclope note le « Retour à ses racines: Louis Dreyfus développe un terminal céréalier à Odessa où l'opérateur était présent avant 1914 ! »
- La seconde : le journal le Monde s’intéresse aux « Très secrets rois des matières premières link et note que « la Suisse héberge plus de 400 sociétés de trading »link
- La troisième c’est que lors de mon compagnonnage avec Michel Rocard j’ai pu croiser, par l’entremise de Jean Pinchon salarié de LD et président de l’INAO, Gérard-Louis Dreyfus, qui vouait à mon boss une admiration sans bornes.
Si vous avez le temps ouvrez les liens pour mieux comprendre ce que sont ces fameux traders en matières premières « cette profession peu connue du grand public alors qu'elle joue un rôle-clé dans l'approvisionnement des consommateurs, direction Genève, le centre européen physique du négoce des matières premières. »
« Genève est la plaque tournante du négoce international des matières premières. D’après l’Association genevoise du négoce et de l’affrètement (GTSA), une organisation professionnelle fondée en 2006, l’arc lémanique Genève-Lausanne comprend plus de 400 sociétés de trading. Les quelque 150 autres firmes de ce secteur domiciliées en Suisse sont installées aux environs de Zurich et au Tessin.
Quatre catégories de traders opèrent sur les bords du lac Léman et dans le canton de Vaux. Il y a d’abord les groupes présents sur plusieurs créneaux du marché, à l’instar de Glencore ou de Trafigura.
Viennent ensuite les compagnies expertes d’une matière première comme l’énergie (Vitol, Mercuria, Gunvor). On recense aussi les entreprises spécialisées géographiquement (dans le brut russe ou kazakh) ou sur des lignes de produits biens spécifiques comme les matières agricoles (Louis Dreyfus, Cargill, Bunge). Celles-ci ont élu domicile dans la partie francophone du pays.
S’ajoutent enfin à ces trois groupes celui des opérations de trading physique des multinationales des hydrocarbures (en particulier Shell, BP et Total), des groupes agroalimentaires ou miniers. »
Revenons au groupe Louis-Dreyfus.
C’est un groupe sous contrôle exclusivement familial (la famille Dreyfus est devenue Louis-Dreyfus par décret en Conseil d'État) et il n’est donc pas exposé comme les groupes du CAC 40 à la curiosité des grands médias. Et pourtant c’est un grand groupe français internationalisé qui en 2006 a réalisé un CA de 26 Mds d’€, employant 40 000 personnes dans 53 pays. (voir son site link où les chiffres sont rares) La famille Louis-Dreyfus était la 5e fortune de France en 2009.
Lire « Louis Dreyfus, le géant français qui revendique 9% des échanges mondiaux de produits agricoles »link
Louis Dreyfus Commodities a dégagé en 2012 un bénéfice net record de 1,1 milliard de $ pour un chiffre d'affaires de 57 milliards de $.
« Louis Dreyfus Commodities, qui affirme réaliser à lui seul 9% des échanges mondiaux de matières premières agricoles, a dégagé en 2012 le « meilleur résultat de tous les temps », avec un bénéfice net de 1,1 milliard de dollars, selon son rapport annuel consultable sur internet.
LDC, filiale du groupe familial français Louis-Dreyfus, a vu ses résultats progresser l'an dernier de 25% « malgré un contexte difficile ». Le groupe « a fait montre d'une résistance remarquable », s'est félicité le PDG Serge Schoen en introduction du rapport. Il a dégagé une marge brute de 2,3 milliards de dollars sur un chiffre d'affaires de 57,1 milliards et commercialisé 700 millions de tonnes de céréales, huiles, sucres etc... soit 7% de plus que l'année précédente.
Selon sa présidente Margarita Louis-Dreyfus, « sur les huit dernières années, la taille du groupe a été multipliée par quatre et ses bénéfices par dix. »
Lire aussi et surtout « Portrait. Le nouveau visage du groupe Louis-Dreyfus » de Dominique Nora du Nouvelobs en 2011link
«N°3 mondial du négoce et de la transformation de matières premières agricoles, derrière les américains Cargill et Archer Daniels Midland. Louis Dreyfus est une multinationale aussi puissante que mystérieuse : son siège est à Amsterdam, le centre de son trading en Suisse, l’état-major essentiellement français… et ses actifs dispersés aux quatre coins de la planète. Mais sa nouvelle gouvernance, mise en place cet été, peine à convaincre l’establishment français des affaires, dont elle ne fait pas partie. »
[…]Au printemps 2007, pour éviter la dispersion de l’actionnariat par le biais des héritages, Robert prend le contrôle de Louis Dreyfus : il vend la branche maritime à son cousin Philippe et endette le groupe pour monter lui-même à 51% (puis 61%) du capital. Sachant sa mort prochaine, Robert place alors cette participation majoritaire à l’abri pour 99 ans, dans la Fondation de droit néerlandais Akira, dont sa femme Margarita est désignée « protectrice ».
Et maintenant ? Margarita saura-t-elle s’entendre avec les sœurs et cousins de Robert, qui détiennent 39% du capital et peuvent la forcer à racheter leurs titres ? Au vu de ses bénéfices, le groupe ne semble pas contraint de lever d’urgence de l’argent en Bourse. Mais garder à l’Europe ce géant de l’industrie agricole nécessite une stratégie offensive, face aux leaders américains et aux nouveaux concurrents asiatiques.
L’objectif de Serge Schoen ? « En 2004, on était quatrième mondial ; aujourd’hui on est troisième. Dans 5 ans, on aura doublé de taille et on sera passé deuxième, toujours sous le drapeau Louis-Dreyfus. » C’est le plan de route fixé par Margarita, qui en mémoire de son mari et au nom de ses fils, parle désormais du groupe Louis Dreyfus comme de son « destin ».
Le maintien du contrôle familial a donc été une constante depuis la création, en 1851, de la maison Louis Dreyfus&Cie par Léopold (1833-1915). Autres caractéristiques remarquables de cette maison : son destin international affirmé dès le milieu du XIXe siècle et son « constant souci de s’adapter aux évolutions internationales du commerce des grains aux transports maritimes, de la pose des câbles sous-marins aux télécommunications, du jus d’orange au bioéthanol… en passant par un célèbre club de football. »
Le capital est toujours resté entre les mains d’actionnaires familiaux « commandite en nom simple puis en nom collectif jusqu’en 1974, date à laquelle elle est devenue une SA, la société Louis-Dreyfus n’avait alors que deux actionnaires disposant chacun de 50% du capital, deux frères, Pierre et Jean. »
En 2007, les 7 héritiers ont restructuré le capital et Robert-Louis est devenu l’actionnaire majoritaire avec 55,60% du capital (voir l’article de Dominique Nora)
Léopold le fondateur : « juif alsacien, fils d’un marchand de bestiaux, établit au milieu du XIXe un commerce de blé à Bale ; il achète bientôt du blé en Europe centrale et en Russie, puis étend dès les années 1870 ses affaires à la quasi-totalité des pays européens. »
Il installe le siège de la maison à Paris en 1875.
Après s’être constitué une flotte de navires à vapeur battant pavillon russe pour acheminer son blé, en 1903 il se fait armateur sous pavillon français sous le vocable « LD »
Pierre la 3e génération fils de Louis le fils aîné de Léopold (17 mai 1908 et mort le 15 janvier 2011) rallie de Gaulle à Londres où son engagement lui vaut d’être fait Compagnon de la Libération. J’ai le souvenir qu’il faisait l’objet au siège parisien de l’avenue de la Grande-Armée d’un immense respect et d’une quasi-vénération.link
Gérard-Louis la 4e génération, fils aîné de Pierre, né en 1932 d’une mère américaine. « Ce jeune avocat d’affaires crée un véritable empire aux Amériques, de l’Argentine au Canada, convertit la compagnie de négoce en une puissante société de transformation de matières premières agricoles, mais aussi de métaux non ferreux, ou encore de produits énergétiques. À la faveur de la dérégulation de ce secteur le groupe se lance ainsi dans le raffinage du pétrole et le transport du gaz naturel, le négoce de l’électricité LD Highbridge Energy.
Robert-Louis, le fils prodigue de Jean le frère de Pierre. (14 juin 1946 -4 juillet 2009) « L'arrivée de ce dernier au sein du groupe, en mai 2000, a fait sensation, tant le retour dans le giron familial de ce businessman de haut vol semblait peu probable. Il faut dire que tout semble opposer Robert Louis-Dreyfus aux autres membres du clan. Son style, très décontracté, son accoutrement, qui lui fait préférer les jeans et les baskets aux costumes de ville, et jusqu'à sa carrière. Car sa première expérience dans le groupe n'a pas été vraiment heureuse. En 1973, après l'Ecole des cadres de Paris et un MBA décroché à Harvard, la famille l'a envoyé dans le Sud brésilien superviser les productions de soja du groupe. Huit ans plus tard, d'ennui, il claque la porte et entame une carrière personnelle météorique, digne de celle de Léopold et d'Auguste réunis. Dans la famille, on a décidément le sens des affaires ! Numéro un d'IMS, une société américaine d'études de marché qu'il propulse parmi les premières de sa spécialité, empochant au passage près de 300 millions de francs de stock-options, sauveur de la très réputée agence de publicité Saatchi & Saatchi, sauveur encore, et surtout, d'Adidas, la célèbre marque aux trois bandes, qu'il reprend en 1993 des mains d'un Bernard Tapie aux abois » Les Echos
«J'étais chargé de la diversification avec un ingénieur agronome, Jean Pinchon, qui m'a tout appris.» dira un jour Robert-Louis…
NB. Cette chronique s’est appuyé sur la rubrique de Marie-Françoise Berneron-Couvenhes dans le dictionnaire historique des patrons français chez Flammarion. Ses propos font l’objet des guillemets.