Chez les maîtres de la haute cuisine française je n’y vais pas souvent vu le niveau des additions que je paie. Cependant quand je m’y risque je suis estomaqué par le prix de la bouchée et je dois avouer que lorsque je sors de ces temples chichiteux le plus souvent : j’ai faim ! Alors, pourquoi y vais-je ? Pour confronter les écrits des critiques patentés à la réalité de l’assiette. Le comble c’est que certains princes de la haute cuisine ne vous laissent même pas le choix des mets : tout est à prendre ou à laisser. Certains plumitifs au tour taille digne de Bibendum se pâment et s’épandent en des chroniques sur leurs blogs jusqu’à nous en donner une indigestion. Plus les portions sont congrues plus leur plume fait des pâtés. Il est vrai qu’ils ne sont pas là pour manger et que le poids de l’addition leur importe peu.
Comme je n’ai aucune légitimité à clouer au pilori tous ces maîtres de bouche adulés et leurs thuriféraires stipendiés je préfère donner la parole à Gérard Oberlé. Il s’agit d’un extrait de l’entretien qu’il accordé à Jean-Claude Bonnet pour le n° de Critique de juin-juillet 2004 consacré à la Gastronomie.
J.-C. B – Vous écrivez dans Salami : « La frontière entre cuisine et gastronomie est aussi spécieuse que celle que les refoulés d’appétit dressent entre pornographie et érotisme ? »
G.O. – Le statut de gastronome est un peu décoré, un peu chic. Moi je ne me définirais jamais comme gastronome, mais comme mangeur et comme gourmand.
J.-C. B – Le classement des guides est quelque chose qui vous gêne ?
G.O. – Le guide Michelin a fait son temps. Michelin annonçait d’ailleurs, avec beaucoup de clairvoyance, en publiant le premier de la série : « Il va durer un siècle ». La cuisine qui y a été si longtemps défendue n’intéresse plus que quelques milliardaires. Les mœurs culinaires ne peuvent plus coller au schéma dans lequel on a voulu enfermer ce qu’on appelle une grande table.
J.-C. B – Mais il faut bien une critique et une évaluation gastronomique ?
G.O. – Oui, mais on ne peut plus faire des guides de l’excellence selon ces critères-là. Je suis contre la compétition qui a des effets extrêmement pervers (en encourageant toutes sortes de frais annexes) au détriment de la cuisine elle-même. Sans céder à l’obsession du classement, qu’on se borne à décrire les établissements qui le méritent.
J.-C. B – que pensez-vous de Ferran Adria et de son restaurant El Bulli à Cadaquès ? Est-il vrai, comme on l’entend parfois, qu’il ne se passe plus grand-chose en France ?
G.O. – Oui, la France a un sérieux coup dans l’aile. Autrefois il y avait un grand nombre de bonnes tables accessibles à beaucoup de gens. Aujourd’hui c’est trop cher et on n’a pas ce qu’on aime. A 300 euros par personne, si on y va à trois, c’est plus que le SMIC. Je trouve cela indécent. Par ailleurs il y a quelques jeunes cuisiniers qui n’ont qu’un étoile ou deux, qui sont très inventifs et font de l’excellence avec des produits moins chers. Quand à El Bulli, c’est tout à fait autre chose. On ne paie pas plus de 70 euros. Ferran Adria aborde la cuisine en chimiste timbré, parce que les Catalans sont fous, mais c’est profondément sincère. Il peut vous apporter une coupe fermée, dont se dégagent des parfums incroyables, mais il n’y a rien à manger ni à boire : il n’y a que l’esprit d’une chose qu’il a réussi à y enfermer. C’est vraiment une démarche artistique. Il jure qu’il s’arrêtera quand il aura le sentiment d’avoir fait le tour de ses expériences.
J.-C. B – Vous aimez le décor en cuisine ?
G.O. – Pas toujours. Les cuisiniers veulent tous un statut d’artiste, de sculpteur. Ils font de la cuisine exclusivement « à l’assiette » pour faire des tableaux, alors qu’il y a des cas où il faut la bête entière avec du tranchage ou la cocotte en fonte. Je préfère voir arriver le chariot des desserts plutôt que d’avoir des compositions nombrilistes dans l’assiette.
La messe est dite. Les propos d’Oberlé sont toujours d’actualité, ça empire même. Certains vont m’objecter que ça n’a guère d’importance puisque ces tables sont hors de portée du commun des mortels. J’en conviens mais, tout comme pour la folie des prix des GCC, madame et monsieur tout le monde ont le sentiment, et il est justifié, que plus le monde va mal et plus certains vont de mieux en mieux. Ce climat délétère où les « élites » dirigeantes s’accommodent, voisinent aux mêmes tables de haut luxe avec des filous de haut vol, favorise la montée des démagogues, le slogan si facile « tous pourris ! » Vous m’objecterez que les chefs toqués n’en sont pas responsables, ce qui est vrai mais leur folie des grandeurs participe à l’air du temps : une forme d’indifférence hautaine à l’angoisse des gens. Quant aux plumitifs je les trouve assez pitoyables lorsqu’ils font comme si leurs écrits s’apparentaient à de la critique dites gastronomique. Comme pour le cinéma c’est de la promotion.
Reste le vin dans ces temples du mauvais goût – je fais allusion au décor et à la pompe de bourgeois enrichis – inabordable ! Si c’est cette table-là que nous avons fait reconnaître par l’UNESCO nous sommes bien mal partis sauf pour la chasse aux nouveaux millionnaires…
Attention, je ne mets pas toutes les hautes tables dans le même panier, par bonheur certains n’ont pas oublié qu’on vient chez eux aussi pour manger et boire mieux que chez soi sans pour autant se sentir indécent en jetant son argent par les fenêtres.
Le tableau illustrant ma chronique est Le Déjeuner d'huîtres 1735 de Jean-François De Troy huile sur toile 180x126 musée Condé à Chantilly.