Philippe Sollers, né à Talence, en Gironde donc, le 28 novembre 1936. Sollers est, comme il l’explique dans Portrait d’un joueur, un pseudonyme tiré du latin sollus et ars « tout entier art ». Son nom de naissance est Joyaux. Archétype de l’intellectuel germanopratin, fume cigarette, coupe de douille, séjours réguliers à Venise ou à l'île de Ré, directeur de collection chez de collection chez Gallimard, membre du comité de lecture, il fut ami de Jacques Lacan, de Louis Althusser et, surtout, de Roland Barthes, que l’on retrouve dans son roman Femmes (1983). Grand admirateur de la Chine de Mao, il défend les thèses de Maria-Antonietta Macciocchi au début des années 1970. Histrion, provocateur, auteur prolifique il agace aussi bien la Droite lorsqu’il dénonce, à la fin des années 1990, la « France moisie » que la gauche radicale qui le classe dans la fameuse « gauche caviar. »
Vous vous doutez donc que son approche du vin est du même tonneau. Je vous propose de lire un extrait de ses propos recueillis par Gilles Laffont et Philippe Perrot, sous le titre « je suis né dans le vin » publié dans l’ouvrage La Correspondance du Vin, essais, chez Guitardes. J’imagine que vous allez réagir.
« Cette question du vin est pour moi immédiatement biographique. Je suis né à Bordeaux, dans les vignes et, en apparaissant dans l’existence, je me suis trouvé pris dans cette histoire du vin. C’est donc une réalité physique très intense. Tout enfant, je passe mon temps dans les vignes, je me promène et m’assoie dans la terre très particulière de ce vignoble, j’y rêve et assiste aux vendanges. Mes toutes premières années sont indissolublement liées à ce paysage, à cette mythologie du vin : sa préparation, les soins apportés à la vigne, son mûrissement, les produits finis et leurs odeurs. J’ai vécu l’expérience comme alchimique de cette affaire. Tant et si bien que je n’exagère pas si je dis que je suis né dans le vin.
Evidemment, je vais faire une petite crise de régionalisme en disant qu’il n’existe de vrai vin qu’à Bordeaux. Je voudrais rendre sensible l’idée que le vin qui n’est pas de Bordeaux est un faux vin. D’abord je crois que la situation géographique de Bordeaux est tout à fait extraordinaire, unique au monde. Il s’agit d’une confluence entre deux fleuves, ce que l’on appelle »l’entre-deux-mers » ; deux fleuves d’eau douce en connexion avec l’océan. Il y a donc une confrontation entre l’océan et l’eau douce, avec des phénomènes de transformations réciproques des deux courants dans le mascaret. Par ailleurs, il y a le problème de l’étagement du sol, où l’on trouve une terre semi-argileuse mais qui n’est qu’une couche en rapport avec d’autres, composées de graviers et de sable. Si bien que nous avons une terre travaillée en profondeur par cette confrontation de deux climats liquides. Et, si vous regardez la situation topographique de Bordeaux, vous voyez qu’elle prend la forme d’une gorge, d’une bouche, d’un larynx qui rend possible un échange, une respiration, la marée étant essentielle à l’ensemble. A contrario, la Méditerranée, par son absence de marée, fait que tout ce qui pousse à sa périphérie, notamment la vigne, a tendance à s’huiler. Le privilège de Bordeaux, c’est donc précisément cette respiration et cette muqueuse qui engendrent ce produit comme issu d’un point magique.
J’ai l’impression qu’il n’y a pas de vin continental, c’est-à-dire uniquement de terre. Bien sûr, il y a le bourgogne ! Mais celui-ci m’apparaît trop sanguin, il n’y a pas cette circulation en lui, cet espèce de tamisage des différents états de la matière que vous trouvez dans les vins de Bordeaux. Ce n’est pas par hasard que l’on dit « le bœuf bourguignon », le vin l’accompagnant étant de l’ordre de la sauce. Je sais que les Français aiment beaucoup ça, mais moi, je n’aime pas tellement les Français.
Inutile d’évoquer la lutte immémoriale des Armagnacs et des Bourguignons, c’est une réalité fondamentale de l’histoire de France. Il y a une France des ports et une France continentale, une France des marges et une France terrienne, une France des échanges et une France centrale, centrique, qui évoque pour moi les différents épisodes de la fermeture hexagonale – la reproduction sans cesse de l’esprit paysan de collaboration avec les puissances soit allemandes soit russes – dont la tragédie française est par excellence le pétainisme.
Si j’ai raison, c’est-à-dire si toutes les substances altérant l’identité, le vin de Bordeaux est celui qui réunit les conditions de légèreté et de profondeur les plus complexes et les plus variées, alors il est le langage immédiatement universel qui altère toutes les identités. Avec le vin de Bordeaux, vin de côte, de transition entre deux réalités liquides et de terre, vous avez une substance qui n’est pas de l’ordre de la fermentation, mais de la radiographie des générations. Ce n’est pas non plus un hasard si à la périphérie de cet effet léger et raffiné, on trouve des choses plus lourdes comme par exemple le cognac. A ce propos, Céline disait dans sa grande prophétie de Rigodon : « Finalement il n’y aura plus de race blanche, elle sera éliminée. En fait, ils n’iront même pas plus loin que la Champagne. » C’est une métaphore intéressante parce qu’elle implique une vision du monde où l’alcool, cette matière altérante qui fait disparaître le sujet en bien ou en mal, c’est-à-dire dans l’ivresse positive ou négative, persiste malgré le flux de génération.