Il y a en France deux grandes catégories de producteurs.
Tout d’abord les producteurs de nos grands crus : Champagne, Bourgogne, Bordelais, Vallée de la Loire, Châteauneuf-du-Pape, etc. ..., qui sont toujours restés en dehors des lois votées. Ils n’ont été que les spectateurs de la comédie viticole et nos producteurs de grands vins n’auraient pas toléré un seul instant que les procédés qui ont été appliqués aux vins de consommation courante fussent valables pour eux. De même, les Eaux-de-vie de Cognac et d’Armagnac, les marcs de Bourgogne, etc. ... dont la réputation est universelle, sont restés en dehors les règlementations sur les alcools.
En second lieu, les producteurs de vin de consommation courante, c’est-à-dire la grande majorité de la production française et algérienne au point de vue volume. Ce sont ces vins seuls qui ont été soumis à une réglementation complexe et draconienne, toujours inspirée d’un esprit démagogique et d’un esprit de malthusianisme.
Le premier principe appliqué par la loi de 1930 fut le blocage. On décida que chaque année une certaine partie de la récolte serait bloquée chez les propriétaires récoltant plus de 400 hectolitres. Nous avions pourtant sous les yeux de multiples exemples du résultat désastreux du blocage lorsqu’il s’agit de relever les cours : l’Amérique avec ses blés, son café et son coton en avait fait l’expérience. Tant que le commerce sait qu’il existe une certaine quantité de vin bloquée pouvant être libérée, il n’achète qu’au jour le jour. Les cours restent dans le marasme.
Rapidement, on en vint à un second procédé : la distillation obligatoire. Chaque année, les propriétaires récoltant plus de 400 hectolitres étaient obligés de livrer à l’alambic une partie de leur récolte. On assista alors à cette chose surprenante : les propriétaires récoltant moins de 400 hectolitres pouvaient vendre tous leurs vins, si mauvais fussent-ils, et même d’affreuses « queues de cave », alors que les autres envoyaient à la chaudière jusqu’à 50% de leur récolte : ainsi des centaines de milliers d’hectolitres de vin d’excellente qualité furent distillés tandis que le consommateur absorbait des breuvages douteux.
J’ai souvent frémi à la pensée qu’un pays de bon sens comme la France ait pu admettre une mesure d’une telle stupidité.
Les sacrifices énormes imposés à certains producteurs posaient un grave problème : que faire des alcools provenant de la distillation des vins ? Car il fallait payer ces alcools un certain prix pour ne pas entraîner la ruine immédiate des viticulteurs frappés par les lois viticoles [...]
Pour le budget, cette opération était tellement désastreuse qu’on se demande comment elle a pu être réalisée. Je m’abstiens de citer des chiffres trop précis de l’ordre de plusieurs centaines de millions. Disons cependant que, lorsque l’Etat achetait les alcools de vin à 567 francs il les revendait à la carburation 126 francs environ. Et il y avait les frais de transport et de dénaturation ! On voit quel déficit s’inscrivait ainsi dans le budget de la Caisse des Alcools et quels prodiges il fallait pour le combler, si l’on pense que l’Etat achetait l’alcool par milliers d’hectolitres. [...]
Ces mesures ne suffisant pas à assainir le marché viticole, le Parlement eut recours à trois procédés plus draconiens encore que les précédents, afin de paralyser encore plus la production viticole française.
Le premier fut l’interdiction de planter des vignes. Cette atteinte à la liberté qu’ont, en temps de paix, les paysans français de cultiver leurs terres comme bon leur semble constituait une innovation incroyable. Mais elle fut néanmoins votée, avec quelques palliatifs, car les protestations montaient de ton. Cette interdiction s’accompagna d’une seconde mesure baptisée du nom de « taxe au rendement ». Le but en était de rendre infertile les vignobles.
Certes, les duc de Lorraine avaient jadis interdit à leurs sujets de fumer leurs vignes, mais c’était avec l’intention égoïste d’avoir sur leurs tables des vins de qualité supérieure. On comprend très bien, lorsqu’il s’agit de grands crus, à la renommée mondiale, qu’on interdise, à la rigueur, l’emploi de fumier ou des engrais azotés, préjudiciables à l’obtention de produits supérieurs. Il n’en est pas de même pour les vins de consommation courante, pour le vulgaire « pinard » que boit le peuple de France, et l’emploi des engrais s’était généralisé dans le vignoble dès la fin de la guerre 1914-1918. [...]
Malgré ces mesures, une série d’années particulièrement favorables permirent à la production franco-algérienne de se maintenir. Le Parlement n’hésita pas alors à employer un troisième procédé encore plus brutal que tous ceux déjà imaginés : on décida d’arracher une partie du vignoble français. »
Docteur Roger Rouvière « La question du Vin » LA REVUE des DEUX MONDES 1941