J’aime l’eau fraîche.
Au Bourg Pailler celle du vieux puits était potable mais très étroit et très profond, et il fallait puiser l’eau au seau. Certes ça peut paraître bucolique aux écolos mais c’était fort pénible car il fallait outre les besoins domestiques abreuver les animaux. Comme le service d’eau, c’est-à-dire l’adduction au service de distribution d’eau, ne viendra que bien plus tard mon père décida donc de creuser un nouveau puits dans le jardin. Il fit venir un sourcier avec sa baguette qui détermina le lieu où la source affleurait. Ensuite mon frère Alain et un puisatier se mirent à l’ouvrage à la pioche et la pelle pour creuser le puits d’une circonférence de 4 à 5 mètres (je n’ai pas le compas dans l’œil mais le puits existe toujours j’irai vérifier lors d’un prochain passage à la Mothe-Achard). Lorsque la roche se révélait coriace le puisatier, avec une barre à mines, posait des explosifs et j’adorais vivre les préparatifs car j’avais le sentiment que nous étions des bandits de grand chemin. L’eau apparut vers 4 ou 5 mètres et c’est dans de la boue jaunasse qu’il fallut continuer de creuser. À la vue de cette soupe argileuse je me disais : « mais comment va-t-elle devenir claire ? ». Bref, lorsque la bonne profondeur fut atteinte nos deux larrons posèrent deux rails sur lequel ont façonna un plancher au-dessus du niveau de l’eau afin d’y installer la pompe électrique qui nous alimenterait en eau.
L’eau fut analysée : pas terrible mais potable, elle n’avait pas la pureté de celle du vieux puits et pendant tout un moment nous ne bûmes que celle que les femmes allaient encore puiser à la main. Aujourd’hui le vieux puits est enfoui mais je garde le souvenir du petit édicule en pierres sèches, du treuil en bois, du bruit de la chaîne sur la poulie métallique et du seau en zinc remplie d’une belle eau fraîche qui serait conservé dans des pots en grès dans l’ombre du cellier. Chez moi l’infâme piquette du pépé Louis se buvait coupée d’eau. Pour tout dire l’eau n’avait pas mauvaise presse. Normal ce fut la première boisson de l’homme. Alors pourquoi ce discrédit, et pas seulement chez les buveurs de vin ou de boissons alcoolisées ? Boire, comme le souligne Didier Nourrisson dans son livre Crus et cuites Histoire du buveur « c’est d’abord consommer une boisson alcoolisée. Cependant, les dictionnaires du XIXe siècle ajoutent le « buveur d’eau » et le qualifient de « personne qui ne boit que de l’eau ou du vin fort trempé. »
« Sirop de grenouille », « château-la-pompe », « jus de parapluie », l’eau suscite défiance et, pire, moquerie. « L’eau est un liquide si dangereux, aurait dit Alfred Jarry, qu’une goutte versée dans un verre d’absinthe suffit à la troubler. » On plaint le buveur d’eau, on se moque de lui, suscite la méfiance « j’ai toujours remarqué que les gens faux sont sobres, et leur grande réserve à table annonce assez souvent des mœurs feintes et des âmes troubles » déclare l’amant de la Nouvelle Héloïse. « La promotion du vin encourage le discrédit de l’eau. Les deux boissons se font la guerre. Le réquisitoire le plus féroce est prononcé par Baudelaire dans son livre Du vin et du haschisch (1860) lire ICI link
Les défenseurs du vin, qui pèsent alors très lourd politiquement aussi bien à la production que le lobby des marchands de vins et des limonadiers (qui sont alors des vendeurs de piquette), jouent sur du velours car l’eau ne vaut rien « Nous buvons 90% de nos maladies » déclare Louis Pasteur et son « le vin est la plus saine des boissons » qui sera exploité, et l’est toujours, ne faisait que tirer les conséquences des conditions déplorables de l’alimentation en eau des populations.
Didier Nourrisson note « Deux évènements viennent pourtant au XIXe siècle tempérer ce rejet de l’eau de consommation. Ils sont tous deux provoqués par les nouveaux soucis hygiénistes de l’État : il s’agit d’abord de la mise en place d’un réseau d’eau potable ; ensuite du développement des eaux minérales. Ainsi la célèbre Compagnie Générale des Eaux à partir de laquelle JM Messier voulut bâtir son empire en exploitant son trésor de guerre, l’ancêtre de l’actuelle Véolia est fondée par décret impérial le 14 décembre 1853. L’eau minérale en bouteille va prendre son envol avec Adolphe Granier à Vergèze dans le Gard qui obtient la propriété de la source des Bouillons en 1863 et en 1898, un médecin de Nîmes Louis Perrier, devient propriétaire de la source et commence à commercialiser son eau. Même processus avec Augustin Badoit qui « avait flairé le filon. En 1837, il rachète la source Fonfort à Saint-Galmier et se met à embouteiller de l’eau. »
Des empires industriels vont se bâtir sur l’eau du robinet et l’eau en bouteille, la Générale des eaux déjà citée, la Lyonnaise des Eaux… Danone avec son portefeuille de grandes marques françaises Évian, 1er exportateur mondial d'eaux minérales, Volvic, Badoit, La Salvetat et Nestlé avec 67 marques dont Vittel, Perrier, San-Pellegrino, Contrex et Quézac… Ironie de l’Histoire, Pierre Castel le leader du vin de table ajoutera pendant un temps à son empire, des eaux minérales Le groupe Castel, via son entité « eaux » baptisée Neptune, commercialisait Saint-Yorre, Vichy Célestins, Cristaline, Thonon, Courmayeur et la célèbre Chateldon. Avec un investissement initial limité (environ 122 millions d'euros), Castel a été propulsé n°3 du marché de l'eau en bouteille. Depuis, il a conforté sa position pour détenir aujourd'hui près de 22 % de part de marché. En clair, vendre de l’eau est bien plus profitable que de vendre du vin. C’est la revanche des hydropathes, les addicts de l’eau, et des hydrophiles que de voir toutes ces filles se balader avec leur bouteille d’eau dans leur sac !
Pour la deuxième année de suite, les industriels des eaux minérales naturelles ont vu leur marché progresser de 2,8% en 2011 en France. Après plusieurs années de forte baisse, et un repli en volume de 6% en 2007 et 2008. Après +2% de 2010 le marché a cru de +6% en 2011 en France avec 5,5 milliards de litres dont 4,5 milliards de litres d’eau plate nature.
5,2 milliards de litres en bouteille ont été vendus en France en 2008, soit 1,6 milliard d'euros, selon des données du cabinet ACNielsen.
La France est aujourd’hui le troisième producteur européen derrière l’Allemagne et l’Italie : en 2004, en Europe, les Italiens devant les Américains avaient une consommation d'eau en bouteilles équivalente à 184 litres par an et par personne. Les Français, 145 litres.
Le Français sont donc des buveurs d'eau...
Je plaisante à peine. Ce clivage violent qui a souvent au début du siècle transformé le buveur d’eau en militant anti-alcool comme le note Didier Nourrisson « Son choix se porte sur le rejet des spiritueux ou celui de tous les alcools ; il devient abstinent ou tempérant, un peu comme dans le monde de l’alimentaire coexiste les végétariens et les végétaliens. » Ils serviront de bases aux « sociétés de tempérance » venues des USA, œuvre des médecins et des quakers. Mais « le modèle américain s’exporte bien, excepté en France. Au pays du vin, les pourfendeurs de l’alcool n’ont pas bonne presse et agissent en ordre dispersé. »
C’est le traumatisme de la Commune en 1871 qui va tout déclencher « l’association antialcoolique est une entreprise de moralisation nés de la grande peur sociale. Les écrits qui dénoncent la férocité et la sauvagerie des Communards sont très nombreux. Ainsi le Dr Jolly, fondateur de la Société Française contre l’abus du tabac et membre de la Société Française de Tempérance écrivait dans le Bulletin de l’académie de Médecine le 25 juillet 1871 « sans la double ivresse alcoolique et nicotinique, sans l’exaltation toute fébrile, toute frénétique qui l’accompagne, aucun peuple du monde n’aurait pu commettre les cruels attentats, les horribles saturnales dont nous avons été témoins ; aussi pour les concevoir, il fallait tout le génie des enfers, il fallait pour les accomplir toutes les fureurs, toute la rage de l’ivresse. »
Le monde médical, sensibilisé à la question sociale, va monter en première ligne. La Société Française de tempérance (SFT) ouvre sa première AG le 12 mai 1872. « Les premiers membres de la SFT ont pour noms Louis Pasteur, Claude Bernard, le baron Haussmann, Emile Littré ou Sir Richard Wallace (mécène anglais qui a fait ériger à Paris la cinquantaine de fontaine qui portent son nom afin de lutter contre l’alcoolisme en permettant aux pauvres d’accéder à l’eau potable NDLR). Aucun n’est sans doute buveur d’eau, mais tous entendent bien faire rendre gorge à l’alcool. »
Cette chronique qui doit son origine et son contenu au livre de Didier Nourrisson a un double objectif : tout d’abord que ceux qui écrivent sur le vin en fasse leur livre de référence ce qui leur évitera d’écrire tout et n’importe quoi sur le sujet de la lutte contre l’alcoolisme ; ensuite pour que si nous, les gens du vin, souhaitons vraiment faire avancer notre juste cause face aux tenants d’un pur prohibitionnisme qui ne dit pas son nom, nous tenions compte de tous les aspects du dossier qui ne se résume pas au simple argument du vin partie intégrante de notre civilisation. Il l’est mais il n’est pas que cela puisqu’il est aussi une boisson alcoolisée de grande consommation et s’en tenir à jouer du violon avec les grands vins ou les vins d’auteur ne suffit pas à convaincre l’opinion publique très sensible aux arguments santé des blouses blanches…
A bientôt sur mes lignes pour poursuivre ce regard historique…