En viticulture, dans notre vieux pays, plus encore que dans d’autres secteurs de notre économie, le « small is beautiful » est dans l’imaginaire national une valeur sûre, le petit vigneron à lui seul porte sur ses larges épaules et tient entre ses mains calleuses toutes les valeurs du terroir, le « petisme » comme l’écrit Jacques Dupont s’inscrit comme un îlot de résistance dans une agriculture productiviste sans âme, fabricant du minerai pour des géants de l’agro-alimentaire eux-mêmes à la botte de la Grande Distribution. Au-delà de l’image d’Epinal la part de vérité est incontestable mais elle est ébréchée par l’évolution des 30 dernières années de nos sociétés occidentales où la consommation (ou la part de l’alimentaire décline) débridée est devenue le moteur principal de la fameuse croissance. À cet aspect purement quantitatif s’ajoute, comme l’écrivent les altermondialistes, une marchandisation des idées.
La concentration urbaine, même si la rurbanisation autour des grandes métropoles existe, distend et même aboli le lien entre le consommateur et la réalité de la production de son alimentation. En dehors d’une minorité agissante, au travers du bio ou de la recherche de la qualité gustative par exemple, ou de la génération des seniors attachée à des modes de consommation et de distribution traditionnels, les consommateurs veulent du tout près, du vite fait et du pas cher qui sont bien évidemment un formidable accélérateur d’une consommation massifiée, désaisonnalisée, indifférenciée et « déshumanisée ». Le lien entre le steak haché Charal et le bœuf Limousin vu au Salon de l’Agriculture ou entre le yaourt Danone et la vache entraperçue dans le bocage normand, s’estompe et disparaît masqué par des emballages et des suremballages. L’agriculture, les agriculteurs, sont à la fois bien considérés par l’opinion publique sous une vision fantasmée, irénique, et décriés comme pollueurs, destructeurs de la nature, « barbares » avec les animaux, insoucieux de la santé publique avec tous leurs produits en cides, goinfrés de subventions... Circonstance atténuante pour eux : tout ça c’est la faute de la Grande Distribution !
Est-ce si sûr ? Ou plus précisément : les consommateurs, urbains et ruraux, peuvent-ils aussi facilement s’exonérer de leur part de responsabilité dans cette massification de la consommation ? Bien sûr, la poule et l’œuf, mais il n’empêche que le succès des grandes enseignes tient à leur adéquation à ce que souhaitaient une grande majorité des consommateurs : le modèle hypermarché où, en un seul lieu, la famille est censée trouver tout ou presque, a été plébiscité. Bonne nouvelle : il s’essouffle ! Conséquence : la redécouverte de la proximité. Alors la voilà servie à toutes les sauces, posée en alternative radicale, élevée au rang de recréatrice du lien social. Les politiques, grands humeurs des solutions clés en mains, la placent en bonne place dans leurs discours. C’est simple « si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère viendra à toi », ça ne mange pas de pain, ça plaît et puis « y’a ka... » Qui se rapproche de qui : le commerce du consommateur avec la résurrection des magasins de proximité par les grandes enseignes ou la production qui se rapproche du consommateur : les locavores, les circuits courts. Le premier mouvement est en marche, il est dominé par les mêmes acteurs et il n’est guère porteur d’un changement radical : ni sur la nature et la qualité des produits, ni sur les rapports entre les producteurs et les distributeurs.
Reste le beau slogan « du producteur au consommateur... », Exit les intermédiaires parasites, les marges pharaoniques pour acheter en direct. Pour le vin c’est un phénomène connu : je m’approvisionne à la propriété, au caveau, je fais le Salon des VIF ou autres, je passe commande en direct. Le vin en bouteille ou en Bib est un produit qui ne pose pas de problème de conservation dans son transport (même s’il faut en prendre soin) alors que dès qu’on s’attaque aux produits frais : fruits, légumes, viandes fraîches, produits laitiers... la proximité pose des problèmes logistiques complexes surtout pour la chaîne du froid. Les y’a qu’à répondent y’a ka rapprocher la production des consommateurs avec le fin du fin le faire soi-même : ruches sur les toits d’immeubles, micro-jardins... etc, ensuite dans l'ordre intervient le militantisme des locavores, mais comme dirait l’autre ce n’est pas avec ces micro-initiatives que l’on peut approvisionner les grandes concentrations urbaines. Les Amap, les marchés de producteurs en ville, présupposent que le tissu agricole environnant soit disponible ou s’adapte. L’exemple de la concentration francilienne est très intéressant : en Seine-et-Marne, qui est un grand département céréalier, les agriculteurs sont peu disposés à se reconvertir au maraîchage ou vers des productions animales grosses consommatrices de main d’œuvre. Et puis ce n’est pas le tout de produire il faut vendre : mobiliser ses WE, bref pas aussi simple que le pensent les bobos et les écolos.
Pour autant, je ne suis pas en train de plaider à charge contre les circuits courts mais je fais simplement remarquer aux économistes minimalistes, partisans de la croissance douce, que poser la proximité, et plus particulièrement les circuits courts, comme la seule alternative crédible à la distribution de masse, relève plus de l’incantation, de l’engagement militant que d’une approche prenant en compte, produit par produit, la viabilité des solutions qu’ils préconisent. Ce type d’approche radicale plaît, entretien l’illusion, pire freine la mise en place de solutions qui permettraient aux consommateurs de retrouver de la proximité et une part de maîtrise sur son approvisionnement. C’est un grand classique français : le verbe est small is beautiful, la main est brique de lait UHT dans la GD ou le hard-discount ; je dis pique-pendre de Mac Do mais il faut bien faire plaisir aux enfants ; j’adore mon petit marché de quartier mais comme je n’ai pas beaucoup de temps j’achète presque tout au supermarché du coin ; dans notre village y’a plus de commerçants mais bon tout le monde défile en bagnole au Leclerc ou au Système U...
Le mouvement vers la proximité est une réalité mais les consommateurs doivent comprendre que l’un des moyens rapide et efficace de le conforter est d’effectuer leurs actes d’achat en des lieux en conformité avec leurs intentions affichées. Si l’on souhaite que le commerçant-artisan de proximité, en ville comme dans les zones rurbanisées, ne jette pas l’éponge ou retrouve une offre qualitative, il faut aller chez lui et qu’autour de lui les producteurs agricoles s’organisent pour lui proposer des produits différents. C’est facile à écrire mais pour les viandes fraîches par exemple ce n’est pas si simple à mettre en œuvre car il y a un point de passage obligé : l’abattoir. Et c’est à ce stade que tout se grippe : les exigences sanitaires condamnent certains types d’outils de proximité. Le bon vieux temps de l’abattage des animaux à la ferme est révolu et les tueries particulières de bourgades sont depuis longtemps fermées. Plus on monte dans les espèces : du poulet au bœuf plus les solutions locales deviennent de plus en plus difficiles à mettre en œuvre. Et puis, dans le cas du bœuf que je commence à bien connaître, seul le boucher-artisan sait ou savait valoriser l’ensemble de la carcasse alors que le producteur du circuit court sera tributaire d’une demande portant prioritairement sur les beaux morceaux et que fera-t-il des avants, des abats et des glandes ? Bref, les défenseurs du bien manger ne vont pas souvent jusqu’au bout de leur logique mais en reste au y’a ka...
Au risque d’apparaître comme un provocateur je suis un chaud partisan de la proximité et du développement des circuits courts mais j’ai du mal à adhérer à l’économie incantatoire, aux micros-initiatives érigées en solutions radicales. Nous sommes un pays centralisé qui agrège des féodalités dites régionales. Tout part de Paris : les autoroutes, les trains, les avions... Les administrations restent centrales et les Préfets sont les grands valets du politique... Le local a bien du mal à exister dans un univers hyper-normés où le niveau pertinent est européen et où le « pouvoir régional », contrairement aux Landers allemands ou aux régions espagnoles et italiennes, ne possède guère de marge de manœuvre. En effet, si l’on souhaite vraiment que les circuits courts prennent une place, c’est au plan local : régional, que la démonstration de leur viabilité se fera. Par exemple, l’approvisionnement des cantines scolaires, des collectivités : hôpitaux, maison de retraite... qui peut constituer un terreau favorable pour la relocalisation des achats. Mais encore faut-il ne pas verser dans des options immédiatement radicales : le tout bio par exemple qui exige un lourd subventionnement, mais expérimenter d’abord les champs du possible. L’exemplarité d’une démarche, son efficience, ne se décrète pas à priori, elle se juge dans la durée et dans sa capacité à être autonome.
Les bonnes intentions ne font pas forcément de bonnes solutions. La vente directe des produits agricoles, sans intermédiaires, a toujours existée mais sous une forme marginale. Si l’on veut la promouvoir, l’aider à se développer, comme les villes ne s’installeront pas à la campagne et inversement, il est absolument indispensable de ne pas considérer la fonction logistique, le groupage, le stockage et la mise en marché, comme des fonctions simples applicables à grande échelle. Pour en revenir au final aux vins je suis fasciné à Paris, par l’improvisation, le non-professionnalisme, les surcoûts, la multiplication des intervenants, la débauche de temps pour des résultats microscopiques. Vignerons Indépendants certes, mais souvent le circuit dit direct ou passant par certains cavistes m’apparaît générateurs de coûts exorbitants qui soit se répercutent dans le prix consommateur ou mangent l’essentiel de la marge du vigneron. Recréer du lien avec les consommateurs urbains passe aussi par recréer du lien entre vignerons voisins...