Les gens du vin, les contemporains plus encore que les anciens, rattachent à juste raison les vignes à un terroir précis mais la délimitation de celui-ci va de la parcelle d’une demie ouvrée jusqu’à de vastes zones délimitées couvrant des centaines d’hectares qui furent la base territoriale des Appellations d’Origine Contrôlée. Plante pérenne la vigne s’accroche donc à un sol choisi par l’homme pour l’implanter pour des raisons tenant à son exposition, sa pente, sa nature, à l’hydrologie… et bien d’autres raisons tenant à la position géographique et à l’histoire du lieu. Le discours dominant chez les vignerons se rattache essentiellement à la nature des sols où croissent leurs vignes : il faut être calé en géologie pour les suivre. Normal me direz-vous car la vigne plonge ses racines dans le sol pour y puiser ses nutriments et l’eau nécessaire à sa vie. Je n’en disconviens pas mais je ne vais pas m’aventurer sur un terrain qui n’est pas le mien en glosant sur la photosynthèse en jouant au Nicolas Joly du pauvre. Mon propos est plus hétérodoxe car il nous ramène à l’homme replacé, lui aussi, dans son terroir d’origine mais en intégrant celui-ci dans la trajectoire de l’Histoire de son pays, de sa province, de son comtat, de son duché... À ne parler que de vieilles vignes, ce qui est très tendance, la jeune génération en oublie, mais l’a-t-elle appris ou lui a-t-on enseigné, les racines des hommes qui se sont accrochés, aussi bien que leurs ceps, à ce qu’ils considéraient être leur terre.
Le texte qui suit, un très beau texte de Daniel Halévy, intellectuel parisien, écrit le 30 août 1907, alors qu’il rend visite à l’écrivain-paysan : Émile Guillaumin qui habite et habitera toute sa vie à Ygrande et qui a publié en 1904 chez Stock un roman qui eut du succès dans les milieux littéraires parisiens « La vie d’un simple » illustre mieux que je ne pourrais le faire mon approche. En peu de mots Halévy brosse un portrait saisissant de la France. C’est le tout début pour lui de ses Visites aux paysans du Centre, publiés chez Grasset en 1934, réédité par Bleu autour en 2012 28€. Lui, l’intellectuel parisien, « qui arrivait, vêtu très simplement de velours, les pieds en gros souliers, des bandes molletières enserrant ses jambes et un énorme havresac au dos. Une silhouette aussi surprenante ne pouvait passer dans les rues du village » écrira Camille Gagnon un érudit natif d’Ygrande. Halévy va faire de la géographie humaine, aller au-devant des hommes, plus particulièrement des métayers qui créeront le syndicat des travailleurs de la terre. Ce voyage dans les plis et les replis de ces provinces retirées, comme un « flâneur qui se renseigne » aide à mieux comprendre les modes de faire-valoir, la propriété du sol, les rapports de dépendance, la valeur travail, la fierté de ces métayers encore soumis à l’impôt colonique et à la rapacité des fermiers-généraux qui disent aux propriétaires vivant à la ville « donnez-moi toutes vos terres à ferme ; je vous ôterai le souci, le travail, faites-moi un bon prix. », le climat social dans nos provinces et plus particulièrement le voisinage de l’urbain et du terrien, le commerçant, l’artisan et le paysan auquel vient se rajouter avec la Révolution industrielle l’ouvrier.
Même si pour beaucoup de jeunes gens ce retour à la compréhension de ce grand virage du XIXe au XXe siècle, la France paysanne qui va s’estomper pour laisser la place à une France sans paysans, peut paraître être à jamais englouti, effacé, que tout commence presqu’avec eux, il n’en reste pas moins vrai que, tout autant que les vignes qu’ils chérissent, l’histoire de ces hommes et de ces femmes qui ont fait de la France un grand jardin cultivé, avec une précision, une minutie, un acharnement journalier est le véritable ADN du terroir. Pour autant, il ne s’agit pas de verser, comme l’a fait Daniel Halévy sur la fin de sa vie, dans l’idéologie qui a présidée au régime de Vichy, la terre qui ne ment pas. Simplement, dans la recherche d’une nouvelle identité paysanne, vigneronne, retrouver le sens de la communauté, du bien commun, de la fierté du bien faire. C’est à la fois la France vu d’en haut et d’au plus près des hommes, un Google Maps où la chair et la sueur, les rires et les pleurs, le temps pris ensemble fait partie intégrante du logiciel.
Le lieu d’abord :
« …Vous savez combien mon goût est vif pour ces provinces retirées, le Berry, le Bourbonnais. J’aime leurs villes, riantes comme des jardins, et qui semblent s’offrir au voyageur qui passe ; j’aime leurs horizons bas, leurs habitants courtois. On oublierait, à vivre ici, que la vie est chose brutale. Toute la France du Nord est marquée par la guerre : de Lorraine en Picardie, c’est un rempart de places fortes. Le Rhône impérial possède, comme le Rhin, sa garde de citadelles, et la Provence, comme la Toscane, montre ses villes crénelées. Le Languedoc est armé sur toutes ses frontières contre l’atroce ennemi, le roi de France. Des murailles de Carcassonne aux forteresses du Quercy, il attende toujours la bataille. Mais le Bourbonnais, le Berry n’ont jamais éprouvé la guerre. Les turbulents du nord et du midi, Goths, Arabes, Armagnacs, Bourguignons, Anglais de sir John Talbot, Bretons de Dugesclin, Prussiens de Frédéric-Charles, n’ont jamais de ce côté cherché passage : le Morvan granitique, les marais de Sologne, la Loire et l’Allier avec leur double cours, détournaient leurs armées, et les massifs d’Auvergne se dressent en arrière. Le Bourbonnais, le Berry, dont les pentes au bas de ce haut mur, sont des provinces paresseuses qui ont tiédeur, un parfum d’espalier... »
Les hommes ensuite :
« Les travailleurs qui se groupent ici sont des métayers. C’est un fait nouveau. Il existe dans le midi de la France et dans la Brie, des syndicats de journaliers, ouvriers des champs qui travaillent la terre comme l’ouvrier de la ville travaille le fer, le cuir, le bois, et vivant au jour le jour du salaire de leurs bras (…) Le métayer est une sorte de contremaître que le propriétaire installe sur sa terre. Il exécute les besognes. En fin d’année, les fruits de toute sorte sont comptés. Deux parts sont faites : l’une va au propriétaire, l’autre est laissée au métayer. Il n’y a pas de salaire fixe. La fortune du maître et la sienne sont liées : on a pu dire, en ce sens que le métayage était une association. Ce n’est qu’un mot. Deux hommes de force très inégale ne peuvent être associés. Il est inévitable que l’un soit le maître et l’autre serviteur.
Quelle est la demande de ces métayers ?Je dirais volontiers : ils demandent le métayage. « Le régime de la culture à mi-fruit est excellent, leur dit-on. Eh bien, disent-ils, nous le réclamons. Nous tenons une apparence. Nous voulons une réalité. »
Une apparence disons-nous. Assurez-vous-en. Lisez ce bail. Il est d’une commune voisine, Francheresse, et de date récente, février 1899. Il en est de plus favorables. Il en est aussi de plus durs. D’ailleurs, ils se ressemblent tous, favorables ou durs, et pourrez, d’après celui-ci juger l’institution.
Lisons. Premier point : une réserve, deux réserves. Le bailleur garde son droit de chasse sous peine de renvoie immédiat. Il garde aussi le grenier régnant sur une partie de maison.
Poursuivons. Voici les conditions générales :
« Les preneurs s’engagent à ne réclamer aucune réparation en cours de bail. – Le bailleur se réserve le droit, et sans rétribution, d’envoyer deux vaches dans les prés ou champs du domaine pour lui ou les gens de sa réserve. »
Sans doute vous ne comprenez pas ce dernier mot. On appelle, en Bourgogne, réserve du maître, la terre qu’il ne loue pas, mais retient pour son usage personnel, en la faisant cultiver gratuitement par ses métayers et leurs gens. Or, suivons. »