Quand vient l’heure de la fermeture des pavillons de Vinexpo, fourbus, ivres de mots, imbibés de flaveurs, les arpenteurs d’allées comme leurs hôtes se ruent vers leur hôtel, affrontant le remarquable plan de circulation du Parc des Expositions de Bordeaux symbole du génie français seul capable de fabriquer de beaux bouchons là où on n’en a nul besoin. Cette hâte est compréhensible car il leur faut se rafraîchir, se pomponner, s’habiller avant de reprendre la route pour se rendre à la réception du soir, le plus souvent dans un beau château. C’est à qui rivalisera de grandeur et de magnificence et je propose à l’avenir qu’il y ai une notation style Parker des pinces-fesses post Vinexpo afin que chaque invité puisse évaluer son degré d’importance. Le client est roi, alors qu’on le bichonnât, qu’on le gâtât, je trouve cela en phase avec le buiseness. Mes propos ne s’adresseront donc pas à tous ceux qui, venus de loin comme de tout prêt, exercent à Vinexpo l’un des métiers du vin. En effet, n’en déplaise à M. Beynat, Vinexpo est une Foire Expositions, prestigieuse certes, mais composée de stands, grands, moyens, petits. À noter l’amaigrissement de certains stands et la disparition de certains autres, qu’il est loin le faste d’antan, mais tel n’est pas mon propos de ce matin.
En effet face à une offre diversifiée mais sélective il en est qui collectionnent les dîners comme d’autres les mignonettes. Ils les hantent, sortes de stakhanovistes de la fourchette qui comptent les convives, répertorient les vins, se tapent des discours interminables et des voisins insupportables, rêvent un brin de remonter dans la hiérarchie des tables pour un soir accéder à la Sainte Table d’Honneur. J’avoue que je trouve ce travail de nuit méritant car affronter ainsi l’horreur ordinaire de la masse, subir de l’évènementiel bien formaté à la chaîne, relève d’une forme d’héroïsme que je salue. Vu mon grand âge et une longue pratique de la représentation, donc des tables d’Honneur au voisinage officiel, je m’abstiens d’affronter ce lourd labeur. D’ailleurs qu’irais-je faire dans ces belles galères ? Rien qui puisse, je pense, nourrir mes chroniques sauf à répertorier les permanentes de certaines dames ou l’embonpoint de messieurs rubiconds. Je laisse donc aux jeunes hommes fringants, bien élevés, à la plume digne, ce calvaire. Laissant donc de côté les charmes ordinaires et répétitifs des dîners au château je préfère me tourner vers les privilégiés, ceux qui n’empruntent pas les autoroutes bien balisées, ceux qui leur préfèrent les chemins de traverse.
Ils ne sont plus qu’une poignée, des survivants d’un état aristocratique perdu, des femmes et des hommes, de tous âges, de toutes origines, qui chérissent l’art de la conversation autour d’une belle table loin du bruit et de la fureur des dîners suscités. Et c’est là que Berthomeau, parigot tête de veau pointe le museau de sa tronche de cake, flanqué de ses 2 gardes du corps Magalie et Nathalie, jeunes et jolies, dans bien sûr l’Envers du Décor. Normal, lorsqu’on fuit le devant de la scène, lorsqu’on n’est plus qu’un acteur sur le déclin évitant les sunlights, que l’auteur d’un rapport fripé à force d’avoir été lu et cité, d’être estampillé simple chroniqueur non patenté, trouver refuge dans l’antre de François à Saint-Émilion, à 23 heures passées le jour du Solstice d’été s’imposait. Ce fut grand ! Ce fut immense ! Ce fut beau comme le plaisir de se retrouver. Ce fut un grand bonheur de découvrir la famille de François. Ce fut merveilleux de voir les yeux de mes protectrices s’illuminer. Ce fut d’abord une longue conversation bordée de bouteilles comme nulle part ailleurs. Ce fut François merveilleux conteur : la soutane du curé de Saint-Émilion tirait des Oh et des Ah de l’assemblée. Et ce n’est pas tous les jours qu’un tel tour de table se tenait sous l’arbre de l’Envers du Décor, une forme ludique du CAC 40 de l’esprit, de la plume, du crayon (moi exclus bien sûr). La magie du lieu, rencontre de vieux murs suintant à la fois l’Amour de Dieu et celui plus charnel des hommes, déliait plus encore les langues, ouvrait grandes les vannes de nos cœurs et de nos âmes.
N’attendez pas pour autant que je vous révélasse l’identité des comploteurs de cette nuit du solstice où nous avons allègrement sauté dans le nouveau jour pendant que ma chronique se mettait en ligne sous la main anonyme d’un robot froid. Seules des photos pas très nettes témoigneront de ce Banquet. Je vous assure que nous n’avions pas envie de nous quitter. Le temps nous semblait hors du temps, impalpable, voluptueux, nous levions nos verres, le ballet des desserts faisait chavirer Nathalie dans l’extase, la femme de François et sa fille relançaient nos mots et nos rires. Stoïque j’affrontais le bonheur en lui laissant toute la place. Un détail d’intendance : nous n’étions point invités, nous avons fait irruption en plein repas : « mon Dieu ça ne se fait pas ! », nous avons été accueilli dans un flot de sympathie, nous ne nous y sommes pas noyé nous y avons tiré des bords pour rejoindre des rivages inconnus. Privilège absolu qu’aucune nuit du 4 août ne pourra abolir. Et pourtant nous avons du rompre l’enchantement, avant de partir nous avons laissé planer au-dessus de nos têtes les 700 années des voûtes de la chapelle. Nous nous sommes embrassés. Dans Saint-Émilion endormi, indemne de toute trace de musique, nos pas sonnaient sur les pavés et je pensais « Sous les pavés, la plage... » Mes anges gardiens veillaient sur moi.