Le point d’achoppement, quasi de rupture, tenait à ce que les maîtres de Langley, grands consommateurs de notes, exigeaient que je leur en ponde une par semaine pour justifier de mes activités et que, bien évidemment je m’y refusais. Pendant quinze jours la partie de bras de fer connut des moments alternant le comique de répétitions : claquement de portes, fausses sorties, quiproquo, câlineries et les franches menaces. Nous eûmes même droit à l’ambassadeur des USA en personne et même à une convocation au Quai d’Orsay par un le directeur du cabinet de Maurice Schumann. Nous protestions à chaque fois de notre bonne foi prétextant que dans les situations où nous allions nous trouver coucher sur le papier des renseignements mettant en cause nommément ceux que nous côtoierions dans les organisations clandestines équivalaient à mettre, à terme, notre sécurité en danger. Les noms de code, les classifications à ne diffuser à…, le cloisonnement, dont raffolent nos amis américains ne trouvaient pas grâce à nos yeux. Si Chloé n’avait pas été en première ligne à Milan je les aurais envoyé chier très vite. Tout, sauf la rupture ou la capitulation en rase campagne, il nous fallait trouver un compromis acceptable par les deux parties. Comme souvent il nous tomba du ciel en la personne de Marie-Amélie dont le mari venait d’être nommé ambassadeur auprès du Saint Siège et qui débarqua un beau matin à Paris sans crier gare. Francesca lui fit le récit de notre partie de bras de fer avec les américains. Elle éclata de son grand rire chevalin « et moi qui me demandait comment j’allais retrouver l’adrénaline des Andes, tu m’offres une occasion en or ! » Francesca, par bonheur, ne cherchait pas à savoir en quoi consistait son adrénaline des Andes, mais lui demandait ce qu’elle entendait par occasion en or. « Ce sera moi votre petit télégraphiste… »
Les américains acceptèrent sans broncher le principe de la boîte aux lettres nichée à l’Ambassade de France auprès du Saint-Siège installée depuis le 15 décembre 1950 à la villa Bonaparte, près de la « Porta Pia ». Pour la petite histoire elle fut construite en 1750 pour le cardinal Silvio Valenti Gonzaga, secrétaire d'État du pape Benoît XIV. Le cardinal transforma en jardins des vergers et fit élever au centre le pavillon dont la décoration et l'ameublement devinrent vite célèbres : la collection de papiers chinois, la table mécanique de la salle à manger et les plantes exotiques du jardin constituaient autant de curiosités dans la Rome du XVIIIe siècle. Après la chute de l'Empire, une partie de la famille Bonaparte, Madame mère (Laetitia), le cardinal Fesch, oncle de Napoléon, certains de ses frères s'installèrent sous la protection du pape Pie VII (le prisonnier de Fontainebleau qui avait sacré Napoléon). La sœur de Napoléon, Pauline, princesse Borghèse, qui avait suivi l'Empereur déchu à l'Île d'Elbe, les rejoignit en 1815 et fit l’acquisition de la villa Valenti. À la mort de Pauline en 1825, la villa passa à ses neveux et à leurs descendants jusqu'en 1906 date à laquelle elle fut vendue... au gouvernement prussien qui y installa sa légation près le Saint-Siège en 1908, ambassade d'Allemagne entre 1920 et 1944. En 1945, les biens du Reich étant confisqués par les Alliés, la France en fit l'acquisition pour y installer sa représentation près le Saint-Siège.
Francesca se partagerait entre Paris et Rome, moi entre Milan et Paris avec des incursions discrètes à Rome, Chloé naviguerait dans la clandestinité milanaise et turinoise où je la rejoindrais sous une fausse identité et, bien sûr, à la villa Bonaparte Marie-Amélie nous servirait de havre extraterritorial en cas de nécessité. Restait simplement à trouver un appartement à Rome pour Francesca, roder nos procédures de communications, prévoir une logistique adaptée à tous les cas de figures. Depuis mon retour en France j’avais fait des voyages éclair à Genève où Chloé venait me rejoindre. Nous nous retrouvions à l’Hôtel du Parc des Eaux-Vives, elle inscrite comme directrice d’une filiale d’un grand groupe pharmaceutique américain, et moi comme avocat d’affaires français. Nous réservions toujours les même deux chambres au même étage et affections de ne pas nous connaître. Afin de ne pas éveiller les soupçons, Chloé restait quatre à cinq jours et moi j’arrivais en fin de journée et repartais le lendemain. En fait, le personnel se fichait pas mal de nous mais c’est moi qui avait, sous ce prétexte, imaginé ce moyen pour que Chloé puisse vraiment faire une pause, décrocher. Je l’avais retrouvée épuisée, amaigrie, tendue comme une corde de violon. Elle n’avait même pas protesté et dans le huis-clos de ma chambre où elle venait me rejoindre sitôt le dîner je tentais de la sauver de ses démons. Sa seule réponse « Tu n’es pas obligé de venir me rejoindre. C’est sans espoir, tu ne peux pas savoir la chape d’irréalité qui pèse sur nous. Nous vivons entre nous, avec nos certitudes, nos aveuglements, notre ignorance de la vraie vie… » Très vite je me contentais de l’aider à reprendre des forces physiques en la dorlotant comme une enfant.