Un soir je me suis décidé à appeler le père de Marie et je suis tombé sur Francesca qui, loin de me faire des reproches sur mon si long silence, m’a répondu comme si nous nous étions quittés la veille. Tout allait bien pour elle, Paris était une ville merveilleuse, le grand homme (le père de Marie pour ceux qui prennent ce récit en route) la sortait presque tous les soirs dans son monde d’artistes et d’écrivains et l’avait fait inscrire à la Sorbonne où elle entamait un cycle d’Histoire médiévale. Je me contentais de lui dire que j’allais rentrer à Paris à la fin de la semaine. Francesca laissa échapper « Quel bonheur ! » et moi de répondre que ce ne serait que pour un tout petit moment. Son bref silence m’a mis mal à l’aise mais très vite Francesca embrayait sur ce que nous allions faire ensemble. Entre Chloé et Francesca mon choix était déjà fait, je suis un vieux chien fidèle qui ne sait que suivre ses vieux instincts. J’irais en Italie, sans enthousiasme, pour tenter de tirer Chloé de ce merdier où elle se complaisait. Elle et moi étions complaisants, installés que nous étions dans notre autodestruction. Notre génération se croyait investie d’une mission libératrice alors qu’elle s’est contentée de brûler ses propres navires pour le plaisir morbide du feu purificateur. Nous voulions tout détruire, faire table rase, assainir, purifier, mais nous n’avions rien d’autre à proposer que des discours obscurs, des solidarités groupusculaires, des vies sans chair. Nous avons eu, comme seuls stigmates, beaucoup de sang sur les mains ou sur la conscience, et beaucoup ont fui leur responsabilité, la queue entre les jambes, couards verbeux, abjurateurs comme Battesti.
Le dernier soir à l’hôtel de la Marine en sirotant un dernier Calvados je suis tombé sur un reportage d’une certaine Françoise Berger qui, dans le Figaro, relatait le « chemin de croix de Lorraine », dixit le Canard, de l’Association pour la fidélité à la mémoire du général de Gaulle présidée par Pierre Lefranc. Un grand moment de ce que notre vieux pays sait faire : se fabriquer des images d’Epinal et dresser des statues Saint-sulpiciennes :
« Quelques morceaux de bois plantés en terre ont tout changé : Colombey-les-Deux-Eglises appartenait à ses habitants Colombey-les-Mille-Croix appartenait aux Français.
- ... Voici des fleurs, des feuilles et des branches.
- Et puis voici mon cœur.
Partout des croix de Lorraine faites de branches, de planches, de matière plastique, de métal recouvertes de lierre, d’immortelles, de lauriers, ornées ou peintes des trois couleurs. Une forêt pour rendre hommage au chêne abattu.
Devant la tombe, la procession défile lentement. Beaucoup se signent. La grande plaque de pierre blanche n’a pas changé depuis un an. L’inscription « Charles de Gaulle, 1890-1970 » n’a même pas pâli.
Au sortir du petit cimetière, c’est le début de la « longue marche » : quelques centaines de mètres sur un large chemin tout neuf pour atteindre « la montagne ». Elle mesure tout juste quatre cents mètres de haut qui suffisent pour dominer l’Europe couchée sur une table d’orientation. Moscou est à 2400km, Constantinople à 2100km, Athènes à 1950km, Berlin à 795km. Colombey se donne des allures de centre du monde. En face s’étende la magnifique forêt d’Orient où s’initiaient les Templiers.
Pendant plus d’une heure, les genoux s’enfoncent dans la terre humide, un léger coup de marteau retentit. On croirait assister à quelque rite païen en voyant s’aligner ces symboles multicolores.
Certains plantent timidement leur offrande. D’autres la déposent avec des gestes solennels. Quelques bricoleurs comparent même en connaisseurs la perfection des réalisations. On dirait un jeu naïf et enfantin. Mais c’est aussi une prise de possession. »
Lorsque j’ai retrouvé le grand homme, toujours vert mais soucieux, et que j’ai fait référence à cette idolâtrie, il a levé ses grands bras au ciel « Mon garçon, oui c’est un grand chêne abattu, la France des notaires, des Indépendants-Paysans, des rentiers a aiguisée la hache et maintenant le petit peuple sait bien que le pays va être livré aux affairistes. Rien en face d’eux, les socialistes ne sont que des pleutres qui vont se faire bouffer par ce manipulateur de Mitterrand, les communistes ne sont plus qu’une nomenklatura aveugle et obtuse menée par un démagogue. Reste plus qu’aux plus immondes à relever la tête : la vieille droite nationale, antisémite et populiste ne tardera pas à relever la tête. Vous êtes des jeunes cons qui vous épuisez dans des luttes stupides à Billancourt derrière ce faux-derche de Sartre. C’est Camus qui a raison ! Vous méprisez le peuple alors qu’il a besoin de vous. Qu’allez-vous tirer de votre gangue ? De l’opportunisme mon garçon, vous serez les valets des nouveaux maîtres qui nous gouverneront dans la froideur et l’indifférence de leur conseil d’administration. De Gaulle ne vivait que pour la grandeur de la France, il nous a légué des commis de ce qu’on appelle maintenant des multinationales... »