Non sans mal je réussis à me dépêtrer du couple que ma référence aux fachos d’Occident avait émoustillé. Caricature de petits bourgeois intellos, lui Hector de je ne sais plus quoi, journaliste à l’Obs., elle, Stéphanie, oscillant entre féminisme et folle envie de sortir de sa petite vie étriquée, je leur offrais un exotisme bien plus pimenté que le Chili con carne local. Pensez-donc un américain faisant le coup de poing à la Sorbonne avec les enragés ça vous change des éternels amis du samedi soir brassant toujours les mêmes histoires. Sur le quai je leur promis de les rejoindre pour l’apéritif au bar de leur hôtel. Je gagnai ensuite à pied la vieille ville coloniale si caractéristique de ce que pouvait être un grand port, nœud de voies maritimes, au XIXe siècle. La mondialisation ne date pas d’aujourd’hui, elle a commencé de s’inscrire dans l’histoire économique lorsque la Révolution Industrielle a provoqué une faim de matières premières et Valparaiso a joué, jusqu’au percement du Canal de Panama, un rôle de poumon pour le Chili. Embossée dans sa baie le port et son continuum urbain, tissu architectural adapté à l’amphithéâtre des collines, m’offrait une superbe unité formelle dont se détachait une multitude de clochers d’églises. Valparaiso, même si sa splendeur passée se marquait de quelques rides, vivait. Ville universitaire le climat y semblait moins lourd qu’à Santiago et, le soleil aidant, j’empruntai l’un des quinze funiculaires, les ascensores, qui s’accrochent aux flancs des cerros pour relier la plaine littorale aux quartiers résidentiels. À l’image de celui de Montmartre, le temps de trajet y est bref : 35 secondes pour l’Ascensor Barōn et 80 secondes pour l’Ascensor Artilleria que j’empruntai depuis la Plaza Aduana. D’ailleurs, ce dernier avec un beau dénivelé de 48 mètres fonctionnait sur le même principe que celui grimpant jusqu’au bubon du Sacré Cœur : deux paires de wagons en parallèle sur des voies terrestres animés par le contrepoids.
Comme tous les funiculaires menaient au cœur historique de la ville, construit autour de la Plaza Sotomayor, je me promis de faire quelques sauts de puces le lendemain. Pour l’heure, après m’être désaltéré à une terrasse, je me rendis à pied à la Sebastiana, la maison de Pablo Neruda, qui, ironie de l’Histoire, après avoir été désigné en 1969 par le parti communiste pour être son candidat à l’élection présidentielle, et s’être désisté en faveur d'Allende comme candidat unique de l'Unidad Popular, avait accepté, après l'élection de ce dernier, le poste d'ambassadeur en France. Alors que lui coulait de beaux jours à Paris, rencontrant là-bas une autre grande figure de la constellation communiste Mikis Theodorakis et y publiant deux livres intenses : La espada encendida (L’épée en flammes), et Las piedras del cielo (Les pierres du ciel), où il méditait sur la solidarité nécessaire et le silence du monde, alors que moi je m’embourbais dans son pays qui se délitait. Chemin faisant, alors que dans ma tête me revenait ces mots du poète « Si nous parcourons tous les escaliers de Valparaiso, nous aurons fait le tour du monde », je m’arrêtais dans un bureau de poste pour expédier un télégramme au Grand Homme à Paris : « Voir Neruda lors de mon passage à Paris – stop – Embrassez Francesca – stop – Les carottes sont cuites – stop – stalinien un jour – stop – stalinien toujours – stop » signé MOI.
Derrière son grillage la guichetière, malgré ses verres en cul de bouteille et ma rédaction en français, ne semblait guère troublée par la lecture de mon texte, je supposai qu’elle n’y comprenait goutte, et après avoir apposé un nombre incalculable de violents coups de tampon sur mon formulaire, j’avais la surprise de l’entendre me déclarer en un français impeccable « Paris est la plus belle ville du monde... » Face à mon silence ahuri elle soupirait « J’aimerais tant y aller... » en réajustant le col de sa blouse de service. Face à cette fille sans âge, aux cheveux huileux, dont le maigre sourire laissait entrevoir une dentition chaotique, une bouffée de compassion m’envahissait. Je trouvais assez de ressource pour lui demander « Vous avez appris où le français ? » Les sœurs, sa mère fille-mère, son père un basque reparti sans laisser d’adresse, la pauvrette intarissable me narrait le fil de sa vie tristounette. La file qui s’agrégeait dans mon dos ne marquait aucune impatentience. Sans l’interrompre je réglai mon du. Elle me tendait mon reçu. Alors, sans réfléchir, je tirais de ma poche intérieure un rouleau de dix billets de 100$ et, le plus discrètement possible, je le posais au pied de sa batterie de tampons tout en quittant précipitamment le bureau de poste. Dans la rue je me mis à courir comme un voleur à la tire pris en flagrant délit et coursé par la maréchaussée. En nage je ne m’arrêtai qu’une fois arrivé dans le quartier Bellavista dont les murs servaient de support aux peintures des élèves des écoles d’art de Valparaiso. Je m’achetai une glace à la pistache. Le soleil déclinait. Je me sentais léger, heureux. Il me fallait trouver un hôtel pour la nuit. Je me dirigeai vers le « quartier chinois » en sifflotant l’Internationale.
Aussi poussifs que charmants, les célèbres funiculaires qui gravissent depuis plus d'un siècle les collines de Valparaiso sont en péril. Ces joyaux touristiques du Chili qui survivent par le seul amour de machinistes, sont désarmés les uns après les autres. Durée: 51 sec