Nous logions dans un petit appartement du sestiere de Dorsoduro, tout près du Palais Venier Dai Leoni qui abrite la fondation Peggy Guggenheim. J’aime beaucoup cette langue dure et pointue, plein sud, avec le long et large quai des Zattere qui relie la pointe de la Salute à la gare maritime où, au premier crépuscule comme à l’aurore j’aime marcher. En face, à l’extrémité ouest de la Giudecca, la vue du grand moulin Stucky maintenant transformé en Hilton, avec son architecture de style néo-gothique, construit au tournant du siècle dernier par un minotier mégalomane, Giovanni Stucky, qui fut assassiné en 1910 par l’un de ses ouvriers, par sa masse, sa hauteur, ses tourelles pointues, me fait toujours frissonner. Ici, où que l’on se place, tout est beau, même cet ancien bâtiment industriel, altier, pur, et je me rêve marchand, affréteur de navires pour faire le commerce des épices et des bois exotiques. Nous flânions, nous nous égarions sans jamais nous perdre. Loin des lieux infestés de touristes nous explorions la Venise secrète. Ainsi, derrière le Rialto, j’évoquais, alors que nous passions sur le pont delle Tette pour nous rendre au restaurant Antiche Carampane, dont la traduction littérale signifie « vieilles putes » les courtisanes qui s’y exhibaient les seins nus, pour attirer le client, au temps de la splendeur de la Sérénissime qui préférait encourager ses citoyens à commettre des péchés mineurs et lutter ainsi contre un péché majeur : l’homosexualité considérée comme « un péché contre nature ». Face à sa recrudescence, en 1511, les prostituées firent parvenir au patriarche Contarini une requête pour qu’il prenne des mesures.
Dès le premier jour j’étais allé m’immerger dans la salle des Pollock à la fondation Peggy Guggenheim. Jasmine m’accompagnait. Alchemy, qui fut l’un de ses premiers tableaux réalisé avec la technique révolutionnaire du dripping, l’impressionna. Dans le jardin, pour mieux répondre à ses questions, je sortis de ma poche un texte, tiré de la biographie du peintre écrite par Steven Naifeh et Gregory White Smith, que j’avais photocopié.
« C’était un geste simple. Il avait dans une main un pot de peinture diluée jusqu’à prendre la consistance du miel. Dans l’autre, un bâton – sans doute celui dont il venait de se servir pour la mélanger à la térébenthine. Se mettant à genoux, il le plongeait dans le pot, puis l’agitait au-dessus d’une toile posée sur le sol, en faisant tomber une mince ligne qui s’abattait sur le tissu puis, à mesure qu’elle s’épuisait, se réduisait à quelques gouttes. Ensuite, il recommençait. A chaque fois, il apprenait quelque chose : s’il allait plus lentement, elle formait une flaque ; plus vite, elle s’effilait ; plus près de la toile, elle s’écoulait plus régulièrement ; plus loin, de manière plus saccadée. Geste après geste, les torons commençaient à se chevaucher et à s’enchevêtrer ; un mouvement du bras permettait d’obtenir un cercle, une torsion du poignet une ellipse extravagante. Avec plus de diluant, il pouvait projeter la peinture plus loin encore. Les outils eux-mêmes avaient leurs secrets : une brosse raidie la gardait mieux qu’un bâton, mais menaçait d’empâter la ligne ; qu’il la secoue et le flot devenait pluie. Ce qu’il pouvait, là encore, contrôler en ajoutant de la térébenthine ou en tenait la brosse plus haut au-dessus de la toile. Le bâton exigeait davantage de « recharges » mais donnait une ligne plus fine, plus cohérente voire, avec beaucoup de diluant, une aspersion semblable à une rosée. Chaque découverte se voyait aussitôt intégrée à une toile d’araignée toujours plus dense. »
Jasmine me demandait « Mais alors comment Jackson Pollock en vint-il aux drippings ? »
- Un jour qu’il était encore plus bourré que d’ordinaire. Pollock était un grand pisseur debout dehors. Il était toujours en train d’ouvrir sa braguette pour pisser, même lorsqu’il était dans un bar, au lieu d’aller aux toilettes, il sortait et pissait devant la porte. « Je suis de l’Ouest, et là-bas on va toujours pisser dans la cour » Avec ses frères Pollock avait fait des concours à qui pisserait le plus loin mais je crois que c’était un grand enfant qui a affirmé sa tardive virilité au travers de sa toile comme il avait vu faire son père. Celui-ci, lorsqu’il pissait sur un rocher plat, dessinait des motifs sur la pierre. Pollock se disait je ferai la même chose quand je serai grand. Bien sûr ça semble très primate mais je crois que sa position verticale, les pieds sur sa toile, était celle du paysan foulant sa terre. Pollock le lourdaud, le pataud, en dépit de ses problèmes d’impuissance et d’énurésie, dans son atelier « contrôlait le jet ». Ses courbes lentes ou ses boucles tendues, l’opulence de la couleur, la profondeur de sa matière, ont fait de son geste le plus gracieux de l’histoire de l’art. Tu vois Jasmine, peindre ainsi n’est pas facile, gratuit, à la portée de n’importe qui. Dans ses toiles Pollock imprimait tout ce qui dans sa vie réelle le fuyait. Un jour à une femme qui lui demanda « Quand savez-vous qu’une toile est terminée ? » il répondit « Quand savez-vous que vous avez fini de faire l’amour ? »