À deux heures du matin notre car atteignait Tacna dernière ville péruvienne avant la frontière du Chili. Encore bouffis d’un mauvais sommeil les cordes drues d’une pluie chaude nous cueillaient à notre descente du bus. Pas d’hôtel à l’horizon, dans les bars de la viande saoule, la pluie s’apaisait, le ciel redevenait pur. « Hôtel ? No hay ! Por fin une chambre ? » et nous nous affalions sur des courtes-pointes miteuses sans même nous déshabiller. Repos. Nous émergions pour aller manger du cebiche avec du maïs et des patates douces arrosées d’Inca Kola. Ici tout était Inca même les cibiches Inca con filtro blanco. Le patelin était cerné de collines nues qui débouchaient sur un nouveau désert. Entre Tacna et Arica nous allions devoir prendre un taxi. Des dindons glougloutaient et je pensais à la tête de notre ami Bob Dole qui devait enrager d’avoir perdu notre trace. Etait-ce si sûr ? Le contrôle de police avec cet officier d’opérette grattant nos numéros de passeport sur son vieux cahier allait sûrement lui permettre de remettre sa belle truffe dans notre trace. Chloé tout de blanc vêtue ne passait pas inaperçue dans l’avenue principale où notre Hilton local affichait du linge à sécher sur les balcons. D’ailleurs une vraie blonde plantureuse faisait sécher ses cheveux sur l’un d’eux en compagnie de sa petite culotte et de son soutien-gorge. Au bar, des changeurs au noir nous proposaient 105 escudos pour un dollar, à la frontière ce serait 43. Nous topions pour une poignée de beaux dollars tout en sirotant du très mauvais bourbon raide comme une corde de chanvre. Le petit colombien revenait avec un chauffeur de taxi indien. Il avait négocié le prix au plus juste ce rat. Avant de partir, préventivement, je sifflais deux bières pendant que Chloé embarquait une gourde en peau de chèvre emplie d’eau fraîche. La frontière, en vis-à-vis, des baraques séparées par les barrières, des drapeaux minables pendouillant le long de mats de guingois. Le contrôle côté péruvien fut tatillon, consultation de fichier, coups de tampons alors que chez les chiliens c’était le bordel. Les gardes-frontières jeunes et chevelus glandaient.
Depuis l’arrivée au pouvoir du Docteur Allende le Chili était soumis au contrôle des changes ce qui n’empêchait pas le dollar de valoir 250 escudos au noir. Pour pomper des devises à bon compte le gouvernement taxait chaque touriste de 10$ de change obligatoire par jour de présence au taux officiel de 43 escudos. Notre colombien excipait de sa double qualité d’étudiant et de membre d’une association amie pour s’en tirer avec seulement 2$ de change obligatoire. Arica était un petit port de pêche avec sa flottille de chalutiers. Des slogans politiques sur les murs, une foule d’européens et des magasins bien achalandés car Arica était un port franc. Après un en-cas nous prenions un taxi qui nous menait, par un chemin poussiéreux serpentant sur un terrain pelé, sans arbre, aux ondulations molles recouvertes de baraques en bois : ce sont les cités d’urgence, les compamentos, jusqu’au sommet de la falaise plongeant dans l’océan. Des vautours nichant dans les failles tournoyaient au-dessus de nos têtes. Nous redescendions jusqu’au Petit Penguino où ils servaient les seuls expresso de la ville. C’était le rendez-vous des journalistes d’Arica et, bien évidemment, nous fûmes l’attraction, surtout Chloé. Le bar affichait ses préférences pour le M.A.P.U., une sorte de PSU chilien et un bel architecte, bien sapé, ne se privait pas de faire du gringue à Chloé qui le branchait politique.
- Alors comment est la situation dans le pays ?
- Les gens attendent de voir venir.
- Et l’armée ?
- Elle est légaliste !
- Mais en cas de golpe ?
- Ça c’est totalement exclu.
Je contestais son optimisme béat. Il ne voulait rien savoir, la voie chilienne était démocratique et constitutionnelle. Le Chili resterait hors du prurit des généraux. Ici les gens étaient légalistes, et fiers de l’être. À l’entendre le Chili c’était un peu la Suisse. Je me gondolais. Le bellâtre n’appréciait qu’à demi mes sarcasmes alors je les remisais tout en lui signifiant que Chloé n’entrait pas dans le cadre des échanges culturels. Beau joueur il nous emmenait dans un restaurant du port où nous mangions du poisson grillé arrosé d’un Carmenere costaud de chez costaud. Nous reprenions le bus en fin d’après-midi. Après une heure de route arrêt de la douane volante. Les ballots sont éventrés. Taxation ou confiscation, surtout les fringues, le régime tapait aussi sur les miséreux. Etrange ! À moins que les douaniers n’amélioraient là leur ordinaire. Ils nous foutaient la paix. Les services de désinsectisation en profitaient pour gazer la mouche bleue dans notre bus. Il fallait lui faire barrage pour qu’elle ne gagnât pas le Sud car elle s’attaquait aux fruits. Nous roulions vers Santiago où je ne savais pas trop ce que nous allions y faire. En me calant sur son épaule je confiais à Chloé « Je vais m’offrir des vacances mon ange. Moi la transition vers le socialisme ce n’est pas vraiment mon truc. Je te confie le gouvernail... » Elle me mordillait le lobe de l’oreille en signe d’acquiescement.