Dans le bus un jeune chilien, en revenant des tinettes, engageait la conversation avec Chloé dans un bon français. Nanterre, étudiant en économie, mai 68, Cohn-Bendit, la rue Gay Lussac, les barricades, les charges de CRS, il portait fièrement autour du cou un bandana rouge qui lui avait servi à se protéger des gaz lacrymogènes. « Il sent encore le chlore... » fanfaronnait-il comme s’il avait été gazé dans les tranchées de l’Argonne. Pour faire l’intéressante Chloé lui servait, avec une belle conviction, le couplet traditionnel sur la situation politique inédite de son pays en passe d’accéder au socialisme par la voie pacifique. Il hochait la tête en souriant car, soupirait-il, même si beaucoup de Chiliens étaient d’accord avec Allende, bien sûr, restait la crainte de se retrouver face à l’hostilité des Etats-Unis. Et puis, les petits commerçants, les artisans comme les taxis ou les camionneurs craignaient d’être nationalisés. « Comment vous dire, la grande majorité des gens acceptaient la révolution à condition que ce soient les autres qui trinquent. Vous savez le Chili c’est un peu comme la France... » Nous nous esclaffions de concert. Il reprenait, avec un peu de tristesse « Regardez-les dans ce bus, qu’est-ce qu’ils lisent ? Des tabloïds où l’on ne parle que de faits divers, de sports ou de cul. Croyez-moi la majorité s’intéresse à l’avenir du Chili comme un turfiste à une course en sac. Ce qu’ils veulent c’est vivre comme les Américains, la bagnole, la télé et en foutre le moins possible » Devant nous, une vieille qui était passée au travers des mailles des douaniers faisait le compte de son balluchon et nous la sentions heureuse de pouvoir aller vendre son contenu : des jeans et des chemises de trappeurs sur les marchés de Santiago.
À l’aube le bus dévalait sur Antofagasta sous un soleil rasant. Et toujours ces baraques des campamentos au flanc des collines pelées tels des lentes de poux sur des tignasses mal lavées, c’était déprimant. Nous stoppions à Antofagasta, une nichée de lycéennes en bleu marine et col blanc s’ébrouait autour de notre bus. Du vrai café, notre petit colombien frétillait en nous annonçant que nos n’étions plus qu’à vingt heures de Santiago. Il engageait la conversation avec notre étudiant en économie. « Bien sûr l’Université est à gauche, les ouvriers aussi, surtout dans le Nord minier où les traditions de lutte sont vivaces. Mais au Sud ce sont les latifundia, un lumpen prolétariat écrasé, soumis, la peur. Restait Santiago avec ses trois millions d’habitants sur les neuf que comptait le pays. » Chloé requinquée par l’expresso prenait part à la conversation « Et l’armée ? » s’inquiétait-elle. Pessimiste mais confiant l’étudiant concédait tout de même que certes la Marine était fasciste, les Aviateurs à droite, seule l’Armée de Terre et la troupe étaient loyalistes, mais que de toute façon les généraux, les amiraux se neutralisaient dans un subtil équilibre d’hostilité entre les différentes armes. Il ricanait « Vous savez nous la gâtons notre armée: good food, good home, good job. And penty of fun. Les chiens gras ne mordent pas leurs maîtres. » Le petit colombien surenchérissait en soulignant que les campamentos, cette masse, ce tiers des chiliens, se battraient en cas de coup dur pour le gouvernement de l’Union Populaire. Notre étudiant haussait les épaules « le peuple ne veut pas des Soviets ! Reste à ne pas perdre les élections de mars prochain. » Toujours la légalité constitutionnelle, ce pays s’y accrochait sans trop y croire, pour ne pas se faire peur.
Notre étudiant insistait pour que nous l’accompagnions à l’Université où il souhaitait saluer l’un de ses amis, professeur de français. Nous prenions un taxi qui longeait le bord de mer. Avant l’avènement de l’UP l’Université était tenue par des Jésuites, une AG l’an dernier les avait foutu dehors et depuis c’était l’Etat qui payait. Lancinante question posée à un groupe d’étudiantes : « et la Révolution ? » Elles ne comprenaient pas et leur étonnement était sincère. Le professeur de français se marrait « Tu aurais du leur demander ce qu’elles pensaient du chic de Jackie Kennedy là tu aurais fait un franc succès. » Presque personne n’est politisé ici à l’exception d’une poignée d’étudiants issus de la petite bourgeoisie. Très en verve, le professeur de français ironisait auprès de Chloé « Nous sommes une vitrine, nous visiter est du dernier chic, pour preuve nous avons reçu il y a quelques semaines la visite du Club de l’Obs., ma chère. » Nous rions jaune. Au retour, crochet, nous grimpions dans les collines dans les campamentos. Baraques en isorel, quelques parpaings, des toits en tôle, pas de sanitaires, pas un brin d’herbe, pas un arbre, pas une fleur, quelques antennes de télé, et des gens propres sur eux comme des employés rentrant du travail. Je m’en étonnais et m’attirais une réplique cinglante de Chloé « Tu les espérais en haillons mon beau légionnaire... » Ma réponse se résumait à une dénégation molle se référant à mes souvenirs d’enfance. Nous repartions vers le centre Antofagasta et nous longions un camp militaire verdoyant où le crépitement d’exercices de tir à la mitrailleuse me donnait le sentiment que ce pays n’était qu’un vaste trompe l’œil et qu’il nous faudrait ne pas y faire de vieux os.
désolé l'escudo est portugais et non chilien, la monnaie de ce pays étant le peso merci Bernard...