Tout allait trop bien pour que ce fusse honnête. Notre sortie sans accroc de la nasse berlinoise, en dépit du baratin de Sacha, m’intriguait. Je n’en laissais rien paraître à Jeanne. Après une nuit où nos corps s’accordèrent au-delà de mes espérances elle me témoignait une confiance sans limite. Pour passer le temps elle jouait au tennis sur un cours en terre battue plein de nids de poule avec la colonie des mâles sud-américains. Ceux-ci, les argentins surtouts, la draguaient sans se soucier de ma présence. Nos surveillants officiels me semblaient bien trop bienveillants, trop coulants, obséquieux jusqu’à l’écœurement. Alors, comme je n’avais strictement rien à faire et que cette cavale inopinée bouleversait tous mes plans, je m’employais à lever mes doutes. Que les services soviétiques appuyés par leurs diligents collègues est-allemands aient perdu aussi facilement notre trace dans une ville truffée de mouchards professionnels, de flics, m’amenait à conclure que notre cavale était entre leurs mains. Que souhaitaient-ils faire de nous lorsqu’ils nous coinceraient dans la souricière choisie par eux ? Des exemples pour leur propagande contre les vilenies des affreux impérialistes américains. Pensez-donc, une Mata-Hari ayant entraîné, par la séduction de ses charmes, un haut dignitaire du régime soviétique à tomber dans l’enfer du jeu et à se retrouver dans l’obligation d’être à leur solde, accompagnée d’une vermine gauchiste elle aussi à la solde de l’Ouest. Du pain béni ! Si cette hypothèse, qui tenait la route, se révélait exacte, il me fallait très vite, sans éveiller les soupçons de nos accompagnants, prendre mes manipulateurs à leur propre jeu.
Mon seul et mince atout s’appuyait sur ma capacité d’anticipation face à des adversaires, certes retors, mais lourds, obéissants à une chaîne hiérarchique peu réactive. L’esprit en éveil je cherchais, en vain, une occasion de faire faux bond à notre petit groupe de rosbifs boutonneux. Nous devions repartir, direction Varsovie, dans cinq jours. Nous retrouver aux portes de l’empire soviétique me renforçait dans l’idée que c’était là que la tenaille allait se refermer. La première ouverture vint de Jeanne qui, au détour d’une conversation, m’informait que deux de ses partenaires chiliens, membres du MIR , regagnaient leur pays car ça chauffait dur pour le bon docteur Allende. Les accompagner ! Sous quel prétexte ? La solidarité bien sûr mais je ne pouvais pas passer par la voie ordinaire pour les visas car, en dépit des lenteurs de réaction de mes sbires, nous risquions de ne pas dépasser la salle d’embarquement de l’aéroport de Prague. Le soir, au dîner, même je demandais sans explication de céder aux charmes d’Ernesto, le moins moche des chiliens. À ma grande surprise elle s’exécutait sans protester. Au petit déjeuner, l’as de la raquette et de la flute de Pan paradait comme un petit coq de combat. Je bichais car je pouvais ainsi enclencher la deuxième phase de mon plan : le persuader, via la belle Jeanne, de se rendre illico à l’ambassade d’Algérie pour obtenir en urgence deux visas pour prendre le vol 2616 de SAS en partance de Prague pour Quito via Schiphol. Notre Ernesto sous l’effet de ses phéromones ne fit aucune objection et accepta nos conditions de discrétion. Sous un prétexte fumeux il quittait une séance où d’augustes maîtres nous vantaient les mérites de l’expression du réalisme prolétarien dans la danse contemporaine.
Pour bien comprendre la mécanique en œuvre, il faut se garder de comparer le temps d’aujourd’hui à celui d’une époque où les liaisons entre les ambassades et leur pays d’origine ne bénéficiaient pas des moyens modernes et rapides de communication. Le téléphone comme les télescripteurs étaient utilisés avec parcimonie car les grandes oreilles américaines tétanisaient les services d’en face. Pour les visas le poste gardait une capacité d’appréciation et c’est ce qui nous sauva d’un contrôle tatillon. L’urgence, ma carte du Parti, emporta la décision et le fonctionnaire déploya un zèle qui nous permit d’obtenir en un temps record les sésames des autorités tchèques. Là encore, ce ça peu apparaître étonnant, alors que nous étions surveillés comme du lait sur le feu, mais ce n’était que la conséquence du fait que les gens d’en face croyaient avoir tout prévu sauf que nous nous risquions à quitter le territoire munis de documents en règle. Les fonctionnaires compétents, non informés, se hâtèrent de faire plaisir à des ressortissants de partis frères s’embarquant à la hâte pour soutenir un président affichant ses amitiés avec Castro. Restait maintenant pour nous à exécuter la partie physique de notre évasion et là nous allions devoir jouer serré. Ernesto, prêt à gober le moindre des bobards de Jeanne, pris pour argent comptant que nous nous retrouverions dans l’avion car auparavant nous devions nous rendre à l’ambassade d’URSS pour que l’attaché culturel nous remit un message de soutien aux élites intellectuelles du Chili. C’était si gros comme ficelle que je crus qu’il allait avoir des doutes. Il n’en fut rien. Au cours de la dernière nuit dans notre hôtel perdu dans les bois Jeanne l’épuisait.