À la sortie de l’entrevue avec Deferre, pendant que Francesca et Marie-Charlotte prenaient le thé dans le jardin, l’ambassadeur m’entraînait dans son bureau. Il me fit l’honneur de sa cave à cigares en me conseillant un Gran Corona de chez Cohiba à la cape Colorado Maduro « croyez-moi c’est le meilleur équilibre entre le module et la longueur pour une cape bien maturée... » Je le laissais me le préparer ce qui me permit d’admirer sa science de la mise en température du cigare. Charles-Enguerrand de Tanguy du Coët ne tourna pas autour du pot, tout de go, en pompant avec précaution son module pour lui éviter la surchauffe, il me déclarait « cher ami, j’ai un service à vous demander... » Jouant de mon inexpérience je fis celui qui peinait à trouver la bonne cadence ce qui me permis de ne pas répondre immédiatement. Ce stratagème, qui n’échappait pas à la sagacité du diplomate, ne lui coupait nullement son effet, il embrayait sur Fidel Castro citant Carlos Fuentes, jusqu’ici sympathisant de la Révolution cubaine, qui pour décrire la retombée des ferveurs procubaines parlait d’un « passage sans transition de l’euphorie juvénile à la sclérose sénile ». Lente soviétisation du régime, sortie manquée du « Che », échec des guérillas extérieures, pré-faillite du secteur agricole rendant Cuba plus encore dépendant des aides de l’URSS. L’irruption de la realpolitik : en 1968 l’approbation de l’intervention des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie, l’absence de réaction face à la répression sanglante des mouvements étudiants mexicains du fait que ce pays n’avait pas rompu ses relations avec Cuba, douchait l’ardeur du soutien des intellectuels de gauche. Pire encore, en 1971, le poète Heberto Padilla pour son recueil de poèmes, qui avait pourtant obtenu le prix l’Unión de Escritores y Artistas de Cuba, devait dans un procès faire son autocritique dans le plus pur style stalinien. Même Sartre, Sontag et Garcia Marquez renâclaient.
Charles-Enguerrand, toujours aussi mesuré dans l’activation de son cigare enchaînait sans se soucier de mes difficultés personnelles face à mon module chaud bouillant « Castro est venu ici prendre un bain de jouvence auprès de la population chilienne en multipliant les visites dans les usines, mines, universités… Et il y réussit très bien puisqu’aux quatre coins du pays il soulève une immense ferveur populaire. Le Quai s’inquiète et me demande une analyse fine de la situation. La crainte ou l’espoir d’un glissement vers une voie cubaine du « socialisme dans la liberté » d’Allende, qui exaspérerait plus encore Nixon et Kissinger, intéressait au plus haut point le Président Pompidou. Les têtes pensantes de la Piscine, toujours alarmistes, mettaient en avant, pour étayer leur thèse de « castrisation », la présence dans la Garde rapprochée du bon Docteur de Cubains, dont les terribles frères La Guardia et Arnaldo Ochoa. » Peu amateur de la tambouille du renseignement, notre ambassadeur ne partageait pas ce point de vue, pour lui Allende comme toujours louvoyait en vieux renard de la politique. Il citait un connaisseur Régis Debray qui, dans ses Entretiens avec Allende, le décrivait comme un « tacticien éprouvé, pragmatique, intuitif, aux louvoiements matois ». Le journaliste Jean Rous, dans Combat du 25 août, décrivait la méthode Allende comme « l’alternance d’un coup de marteau et d’un kilo de vaseline ». Marxiste et franc-maçon, fier de cette double étiquette, « Allende le rouge » assumait avec bonhommie son éclectisme idéologique et son double langage. Ses discours légalistes ne l’empêchaient pas de peupler l’appareil gouvernemental des extrémistes du MIR. L'ex-guérilléro Debray ne s’y trompait pas c’était « le sucré-salé, le dulce de leche après la bourriche d’huîtres et d’oursins. » Charles-Enguerrand me soutenait qu’Allende attisait le « foco », le foyer révolutionnaire comme arme contre le Parti Communiste. « Il n’empêche, ajoutait-il en souriant, qu’Allende affrontait la quadrature du cercle et que ça ne durerait pas : l’Armée, toute légaliste qu’elle fut, ferait le ménage pour faire cesser la gangrène marxiste. »
« Ce séjour prolongé n’arrange vraiment pas les choses... » soupirait-il en maintenant avec aisance le cylindre de cendres à l’extrémité de son cigare. Fidel Castro devait prononcer un discours le 18 novembre 1971 devant les étudiants de Concepción, « pourriez-vous y aller puis me rédiger une note de synthèse que je transmettrai au Quai ? » Bien évidemment, le rendre plus encore débiteur à mon endroit m’allait bien. J’acceptais en y mettant une seule condition : que Francesca ne m’accompagne pas car les sbires de son époux trufferaient l’amphithéâtre et ils pourraient la repérer. Charles-Enguerrand en convint et m’assura que sa chère Marie-Amélie saurait occuper ma belle amie. Le chauffeur de l’ambassadeur, le jour dit, me conduisait sur les lieux du meeting. Cela faisait déjà huit jours que Fidel était présent au Chili. La salle était chaude. Ce qui me frappa surtout fut la question d’un étudiant affilié au syndicat de la jeunesse nationale universitaire lié au Parti National, farouchement opposé à l’Unité Populaire : « Pourquoi n’avez-vous pas fait d’élection comme au Chili ?» Sous-entendu, c’est ce qui nous attend. Fidel, égal à lui-même, et à ses précédentes déclarations, se dédouanait en invoquant la pression populaire « C’est lors d’un meeting monstre que nous nous sommes rendus compte à quel point le peuple s’était radicalisé ». D’où sa célèbre question « des élections ? Pour quoi faire ? » Pour lui les élections était désormais inutiles« une révolution exprimant la volonté du peuple est une élection chaque jour ! Le peuple a-t-il le temps de faire des élections ? Non ! La révolution n’a pas de temps à perdre dans de telles folies » Castro ne partira du Chili que le 2 décembre le lendemain de la « manifestation des casseroles », appuyée par les provocateurs d’un groupuscule d’extrême droite, Patrie et Liberté, qui se heurtèrent aux forces de l’ordre. Même s’il ne l’avait pas provoqué, le long séjour de Castro avait exacerbé les oppositions, creusé plus encore le fossé entre les légalistes et les partisans de la radicalisation du régime. D’ailleurs, quelques jours plus tard, le ministre de l’Intérieur, José Toha tombait victime d’une motion de censure au Parlement qui le 24 décembre votait une réforme constitutionnelle obligeant le gouvernement à faire approuver par une loi chaque nouvelle nationalisation... Ça commençait vraiment à sentir le roussi. Je n’eus aucun mal à convaincre l’Ambassadeur d’exfiltrer Francesca vers la France.