Lorsque nous passâmes à table, Charles-Enguerrand, sans être complètement pompette, prenait du gîte et sa gestuelle se libérait en accompagnement d’une parole de plus en plus démonstrative qui fascinait sa chère Marie-Amélie. Adieu la langue de bois, vive la langue de pute, notre homme relâchait la bride pour s’aventurer plus encore dans les méandres de la politique intérieurs française. Prenant des airs de conspirateur, tout en portant avec élégance la cuillère à sa bouche et en la gardant en suspend au bord de ses lèvres, monsieur l’Ambassadeur nous confiait qu’en novembre 1970, Salvador Allende avait informé Claude Estier, l’un des fidèles parmi les fidèles du Florentin qu’« il fallait absolument que François Mitterrand vienne au Chili». Ce voyage revêtait, nous faisait-il remarquer avec gourmandise, la plus haute importance : François Mitterrand n’était pas uniquement un socialiste, il était le leader du parti socialiste français depuis le Congrès d’Epinay où, en s’alliant à la fois aux cryptocommunistes du Cérès de Chevènement et aux bastions traditionnels de l’ex-SFIO drivés par Gaston Deferre, il avait mis la barre à gauche toute. En tant que tel, se rendre au Chili serait une preuve de la volonté française d’instaurer une solidarité socialiste internationale avec le Chili. Ce choix était d’autant plus judicieux dans la mesure où l’Unité Populaire chilienne venait à peine de fêter sa première année au gouvernement et que son action était considérée comme exemplaire par la gauche française. Le nouveau leader du parti socialiste français pourrait ainsi être aux côtés de l’homme qui incarnait cette expérience insolite, la « Révolution dans la légalité ». Salvador Allende incarnait cette idée neuve du socialisme que François Mitterrand souhaitait mettre en place en France en parvenant à la signature d’un programme commun de gouvernement avec le parti communiste.
Charles-Enguerrand de Tanguy du Coët, en bon centriste confit de religion mais pétri d’opportunisme, tout en imaginant les chars de l’armée rouge occupant la Place de la Concorde, se voyait déjà dans la peau d’un ambassadeur de France au Kremlin par la grâce de l’ancien pensionnaire des bons pères d’Angoulême devenu Président de la République Française. La crudité des propos de son époux devaient, sans nul doute, glacer d’horreur Marie-Charlotte : l’image des cosaques violant les bonnes sœurs du couvent des Oiseaux, comme pendant la guerre d’Espagne, devait éveiller en elle des sentiments contrastés car elle donnait tous les signes d’une agitation intérieure où le désir de se voir enfourcher me semblait évident. Elle se tamponnait nerveusement les lèvres avec sa serviette tout en oscillant d’une fesse à l’autre comme quelqu’un en proie à un feu intérieur incontrôlable. Francesca se contrefichait des propos enflammés de l’ambassadeur elle se contentait de savourer sa première victoire en me couvant du regard. Pour moi cette venue était du pain béni, j’allais pouvoir, avec la complicité de mon nouvel allié, commencer à me réinsérer dans la vie de mon pays. Double jeu, bien sûr, d’une main mettre en lumière les contradictions internes du pouvoir de l’UP pour conforter l’entourage du président Pompe, qui partageait l’allergie de Nixon à l’endroit du « bon docteur » Allende, ce fils de pute « son of the bitch qui sous ses airs bonnasse faisait le lit des marxistes purs et durs, qui considérait que l’expérience chilienne de Révolution dans la légalité constituait un superbe épouvantail intérieur ; de l’autre, brosser la Gauche non-communiste dans le sens du poil pour mieux l’infiltrer.
En dépit de sa légère griserie, notre ambassadeur de France gardait la maîtrise de ses propos, prenait des risques calculés en me jugeant suffisamment duplice pour ne pas le compromettre. Le rôti de bœuf de Patagonie en croûte, arrosé d’un Montrose d’un millésime dont j’ai oublié le numéro, nous permettait de faire une pause dans la conversation. Nous mastiquions. Marie-Charlotte de Tanguy du Coët, loin de retrouver sa sérénité, semblait comprimer une forme de féminisme sourd. Je la sentais prête à se débonder. Il me fallait lui tendre une perche. Ce que je fis en m’adressant à elle « comment va Pervenche votre belle-sœur ? » L’ambassadeur faillit en lâcher, et fourchette, et couteau, alors que sa digne épouse étalait sur ses fines lèvres pincées un sourire épanoui. Francesca se retenait de pouffer de rire. La réponse de son épouse jetait plus encore Charles-Enguerrand de Tanguy du Coët dans un profond océan d’incompréhension : « Elle vit, cher Monsieur... » La voix vibrante mais posée alignait des phrases courtes que n’auraient pas reniées le MLF d’Antoinette Fouque. Tout le ressentiment rance d’une vie de femme soumise suintait sous ses mots simples. L’ambassadeur, passé le moment de surprise, en bon diplomate prenait le parti de laisser-faire pour mieux en tirer parti. Parfois Marie-Charlotte buttait sur des mots, les retenait pour mieux les jeter avec une sorte de jubilation de petite fille. Le vent brulant de mai passait sous les ors de la salle à manger de l’ambassade de France à Santiago-du-Chili. Je ne sais si les de Tanguy du Coët faisaient chambre à part mais ce dont j’étais sûr c’est que la nuit qui s’ouvrait allait être chaude dans leurs appartements privés.