Il me fallait agir vite car je n’allais pas, au risque d’attirer l’attention du chauffeur, m’incruster dans ce bus. Dans mon bréviaire volé, que je feuilletais d’un air inspiré, l’une des images pieuses qui le peuplaient attirait mon attention car elle représentait l’apparition de la Vierge Marie à Bernadette Soubirous dans la grotte de Massabielle. Souvenir du pèlerinage de Lourdes que j’avais fait avec des garnements de mon patelin, tous enfants de chœur, sous la houlette du curé-doyen, et tout particulièrement de notre refus un soir de nous rendre à la procession aux flambeaux pour protester contre son refus de nous laisser sortir après 20 heures. La Vendée, mes jeunes années sauvageonnes, mes parents que je n’avais pas revus depuis un beau paquet d’années, et puis soudain le déclic, Marie-Amélie de Tanguy du Coët, telle une apparition, se propulsait dans ma tête. Elle seule pouvait me sortir de ce traquenard. Sans me précipiter j’attendais l’arrêt sur le Port pour descendre du Bus car, dans ce lieu, je trouverais sans problème une cabine téléphonique. La nuit me protégeait des regards indiscrets. Comme j’ignorais l’origine de mes poursuivants, et malgré mon déguisement, il me fallait rester sur mes gardes. La liaison téléphonique entre Valparaiso et Santiago ne passait pas par une liaison automatique mais par un standard régional qui reliait deux compagnies privées et je dus prendre mon mal en patience face à un service assuré avec un grand je-m’en-foutisme. D’attente en coupures mon stock de pièces s’épuisa rapidement et je dus quitter la cabine pour aller faire de la monnaie dans un bar du port.
L’irruption d’un jeune prêtre dans le bouge le plus proche de ma cabine téléphonique jetait un certain froid dans l’assistance composée essentiellement de dockers et leurs regards peu amènes me firent hésiter, balancer de rebrousser chemin, mais c’eut été leur mettre la puce à l’oreille me dis-je en avançant d’un pas décidé vers le bar. J’optai pour le français, en lançant un bonjour sonore, afin de tenter de dissiper leur hostilité. Je le fis avec une idée bien précise : leur faire accroire que j’avais le cœur qui penchait du côté de l’Union Populaire. En effet, à la suite de mai 68 un pan entier du jeune clergé français avait basculé dans un militantisme forcené et l’Amérique Latine en attirait beaucoup car la théologie de la libération y était née sous la plume Gustavo Gutierrez. La théorie de l'inégalité des termes de l'échange, développée et popularisée en France par Frantz Fanon dans son livre les Damnés de la Terre, rassemblait sous sa bannière toute une frange d’un jeune clergé mal à l’aise dans sa soutane. Le « Tiers-mondisme » naissant soutenait que les « pays sous-développés » de la périphérie mondiale, le fameux « Tiers-monde ») n'étaient pas, précisément, « arriérés », mais au contraire maintenus dans une telle situation économique et sociale par les pays riches. J’espérais donc que mes gros bras de Valparaiso en avaient vu quelques-uns trainer dans leurs sections syndicales ou lors des nombreuses assemblées des groupuscules de l’ultra-gauche qui fourmillaient et s’agitaient auprès des classes laborieuses chiliennes.
© Gustavo Gutiérrez ph ciric international
En fait, très vite les gus replongèrent leur groin dans leurs bocks de bière et se contentèrent d’échanger des propos obscènes sur mes mœurs supposés de tripoteur de sexe d’angelot. Seul le patron me zieutait avec l’air sournois des indics tout en me refilant de la monnaie sur ma consommation. Il fallait vraiment que je me casse au plus vite car depuis ma filature je voyais du danger partout. « Du calme vieux, du calme, réfléchis une seconde, si ce sont les nervis de la police militaire que tu as au cul ce type n’a sûrement pas d’accointance avec eux... » me disais-je en ingurgitant un demi pisse d’âne. Ma sortie du bar ne provoquait aucun mouvement et je regagnais ma cabine téléphonique sans me retourner. La standardiste, cette fois-ci aimable et efficace, me basculait sur l’ambassade de France en un rien de temps. Le préposé de notre belle représentation diplomatique répugnait à déranger Madame qui veillait sur le dîner des filles. Je lui rétorquais que s’il s’en tenait à ce refus je veillerais à ce qu’il soit remercié dès mon retour à Santiago. J’entendais le grelotement de l’appel. On décrochait. C’était la voix flutée de Marie-Amélie. En m’entendant elle s’exclamait « Vous ! » Ma requête exprimée en un minimum de mots ne semblait nullement la troubler et son « je passe un jeans et j’arrive » me laissais sans voix. Très fille de militaire elle me fixait une feuille de route impérative « Ne restez pas sur le port c’est trop dangereux. Allez à la Congregación De los Sagrados Corazones, c’est près du Parque Italia. Allez-y à pied c’est plus sûr et ça vous fera passer le temps. Je les préviens. Les nonnes me connaissent j’y ai fait une retraite l’an dernier. Sonnez ! Elles vous hébergeront... » Mon objection « Mais je suis en soutane ! » me valait une volée de bois vert sarcastique « Tant mieux ça les rassurera sur vos intentions... Avec vous il faut s’attendre à tout... » et elle raccrochait.