Tout comme la Samaritaine, face au Pont Neuf à Paris, le Krug fait partie de mon imaginaire de jeune homme et, à mon âge, je suis très sourcilleux sur le socle de celui-ci : touche pas à mes symboles. Combien de fois, alors que je créchais rue Mazarine, ai-je enjambé la Seine pour me rendre là où l’on trouvait tout. C’était gentiment désuet, bordélique mais absolument sans équivalent. Des clous, des caleçons en pilou, des bourgerons en velours côtelé, toute une liste à la Prévert jamais épuisée. J’avions point beaucoup de sous à l’époque, fallait compter, ce qui ne m’empêchait pas de rêver à l’avenir radieux qui m’ouvrait les bras : il serait fait, je n’en doutais pas, de sleeping luxueux où, dans l’intimité feutrée du wagon-restaurant, des maîtres d’hôtel en gants blancs, nous serviraient du Krug millésimé alors que nous foncerions au travers de la nuit vers la stazione di Venezia Santa Lucia que nous atteindrions au petit matin pour sauter dans le vaporetto afin d’aller petit déjeuner au café Florian.
Le luxe, le vrai, discret, mélange intime de petits riens et de pépites, pas celui des nouveaux riches, ce paraître arrogant, dégoulinant, semble à tout jamais rayé de la carte de nos temps post-modernes. Maintenant on met en scène, on se met en scène, on prend la pause, on fabrique des décors de carton-pâte et de faux-semblants. Dieu que cela est froid, hors la vraie vie. Ainsi, il m’est dit, qu’au 5ème étage de la Samaritaine link, Mathias Kiss a pris possession de l’espace pour créer une véritable bulle éphémère, une semaine du 3 au 12 décembre, qui magnifie l’expérience Krug en Capitale. Quatorze convives au maximum pourront savourer, comme il se doit, la cuisine d’un triple étoilé du Michelin « les flocons de sel » à Megève, Emmanuel Renaut, dont Pudlowski écrit qu’il « appartient à une « nouvelle génération de chefs qui réinventent le terroir en usant du produit local avec malice »,un Passard des neiges donc, et dont François Simon qualifie sa cuisine « très proche du terroir savoyard, tout en épure » 200€ pour le déjeuner mais il m’est signalé que c’est déjà surbooké.
Trilogie d’amuse bouches : Beignet de lait parfum des bois, Biscuit de Savoie céleri et Fera fumé, écrevisses du lac moelleuses parfumées à la reine des prés
Accompagnée d’un verre de Krug Grande Cuvée.
Biscuit de brochet et lotte du Léman, bouillon d’oignons et champignons
Accompagné d’un verre de Krug Grande Cuvée
Agneau de lait pâte de céréales et tilleul
Accompagné d’un verre de Krug Rosé
Carré sabayon glacé à la châtaigne et poire
Accompagné d’un verre de Krug Grande Cuvée
Café avec ses mignardises : mini tarte à la mirabelle et choco blanc cannelle.
De toute façon jamais il ne me serait venu à l’idée d’y aller. Les mauvaises langues vont me susurrer : « qu’aurais-tu fait Taulier si tu avais été invité ? » Je n’y serais pas allé car j’aurais eu l’impression de me rendre au sommet d’un grand paquebot mort, rouillant depuis juillet 2005 sur les bords de Seine, et de m’asseoir sur mes beaux souvenirs. À mon tour de poser une question « combien de mes confrères journalistes patentés ou blogueurs bien en cour vont être invités ? » Surveillez leurs futurs papiers pour être informés. Reste que dans ce lieu plein de toiles d’araignées, de spectres, je verrais bien notre Belphégor de la Toile, l’homme et sa suite dont il faut taire le nom, venir poser son cul dans le luxe revisité d’une Samaritaine destinée à être transformée en grand barnum de luxe.
« La Samaritaine prépare sa mue. Le paquebot de la rue de Rivoli, fondé en 1870, qui a fermé il y a six ans, va entamer ses travaux en 2013. La Samar, comme l’appellent les anciens, va transformer le quartier. Sur un îlot de 80000 m2, elle abritera un immense complexe en plein cœur de Paris avec hôtel de luxe, commerces, bureaux, crèche, logements, le tout livré en 2015, si tout va bien… Aujourd’hui, les permis de construire ne sont pas encore finalisés.
Hier, LVMH, son propriétaire depuis 2001 qui a mis sur la table quelques 450 M€, a entrouvert exceptionnellement ses antres non pas au public, mais à une vingtaine de journalistes. Au programme, une petite opération de communication avec champagne, petits fours, et une visite unique avec casque de chantier.
Aujourd’hui, ce qui fut l’un des plus grands magasins de Paris, une ruche, sous les Cognacq-Jay, ressemble désormais à un vaisseau fantôme silencieux et sombre, gardé par des vigiles.
Hier matin, les architectes japonais (agence Sanaa, prix Pritzker 2010, Palme d’or des architectes) chargés du projet et les communicants ont déplié le calendrier des travaux et le cahier des charges de ce vaisseau partiellement classé aux Monuments historiques pour sa façade Art déco. »
Céline Carez | Publié le 22.09.2012, site du Parisien.
C’est la vie : La Samaritaine est morte, vive la Samaritaine !
Quant au dîner éphémère de Krug, il ne va pas la ressusciter mais lui on l’aura très vite oublié. La mariée était en noir, divine Jeanne Moreau…