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26 août 2007 7 26 /08 /août /2007 00:02

Jean, en adepte raffiné de la distorsion entre le dire et le faire, sport préféré des grands bourgeois progressistes, manipulait avec délectation le petit peuple des marins. Combien de fois l'avais-je raillé sur sa radicalité verbale qui s'accomodait fort bien de l'exercice classique de son buiseness de brocanteur où il ne se privait pas de sous-payer ses acquisitions, de rouler dans la farine des vieilles rombières en mal de cash, de régler avec un lance-pierres son ébéniste, de vendre au black, de ne pas me déclarer et de me payer en liquide, et bien sûr de considérer les mareyeurs, jouant la même partition que lui, comme les pires exploiteurs du peuple et de vilipender la bureaucratie de la SS responsable du blocage des honoraires de son excellent frère aîné, médecin spécialiste de son état, alors que lui concédait à l'URSSAF des cotisations équivalant à quelques journées d'ambulancier. Ce soir, ce cher Jean, au sommet de son art, campant dans la confortable posture de l'intellectuel guide de l'aile marchante du prolétariat, goûtait le vénéneux plaisir de manipuler ses compagnons de bouteille. Dieu qu'il est excitant de maintenir les braves gens dans les bras rassurants de l'ignorance. J'imaginais l'oeil de Jean s'allumer lorsque le vieux Turbé, après un nombre respectable de verres, lui avait confié son tourment.

Au bar de la Marine, lorsque je pénétrai dans la salle donnant sur le quai, vers neuf heurs du soir, les tablées fournies, bien ordonnées, peuplées de marins endimanchés, soudain silencieuses, évoquaient pour moi le temps où enfant, accompagnant mon père, je pénétrais, le jour du mariage de la fille aînée du maître, dans les communs du château où l'on avait parqué les métayers pour leur servir le repas de noces ; même respect gêné, même soumission têtue, même rage contenue, ces hommes ne se sentaient pas à leur aise. Simple impression bien sûr, car, en la circonstance, leur présence ici n'avait rien de protocolaire, même si certains ne faisaient que suivre, la majorité d'entre eux semblait là de son plein gré. Ce qui m'arrivait était si étrange que je décidais de ne plus me poser de questions. Le seul qui se tenait debout, accoudé au bar, tétant son éternelle pipe éteinte, c'était Jean. Dans cette affaire, en peu de temps, je compris que mon complice des jours heureux jouait, en quelque sorte, le rôle de consultant auprès de cette amicale de soiffards en repentance menée par le vieux Turbé. Comme ces biberonneurs chevronnés s'aventuraient loins de leurs deux lieux de prédilection : le bistrot et le bateau, les conseils de Jean leurs évitaient l'échouage ou le naufrage. Qu'ils aient eu l'idée de ce raout, je n'en doutais pas, mais il leur manquait l'ordonnateur, celui qui écrit paroles et musique. Sur cette île, plus encore que dans ma Vendée continentale emmurée, pour ces hommes censés porter la culotte, trimer, ramener l'argent à la maison, le laisser paraître, tout ce qui pourrait être perçu par le monde extérieur comme l'expression ostensible des sentiments, relevait de l'obscénité. Pour autant, leur pudeur naturelle s'effaçait lorsque l'océan rappelait aux terriens qu'il était plus dangereux qu'un champ de patates. J'étais ici l'un des leurs.

 

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