Il m’arrive, lorsque je flâne, dans le quartier des Boucicaut, Aristide et Marguerite, ce Bon Marché devenu le temple d’un luxe ostentatoire, ADN du LVMH de Bernard Arnault, de virer devant l’œuvre équestre de César pour enfiler la rue du Cherche-Midi, dont une sinistre prison porta le nom avant d’être rasée.
Où vais-je ?
Chez Poilâne acheter une miche tranchée…
J’accroche mon vélo à l’une de ces rambardes fixées au trottoir, tels d’étranges bastingages, est-ce pour éviter que les piétons ne versent sur la chaussée ou pour empêcher les chevaux-vapeurs d’y monter ?
La boutique est un mouchoir de poche, gentiment désuète comme les blouses du personnel, une caissière, deux ou trois serveuses jeunes ou pas jeunes, les tranches sont enveloppées dans du papier soie puis glissées dans un sac en papier kraft. C’est bon pour le stockage.
Vous allez me dire, Poilâne ce n’est pas tendance, l’heure est aux petits boulangers géniaux, les naturistes du pain qui font lever des pâtes pétries avec des farines anciennes, pourquoi s’intéresser à un boulanger qui vend dans les supermarchés ?
Parce que Lionel Poilâne fut un précurseur, le fournil il en parlait comme d’un « monde clos où la régularité favorise le rêve. » Homme de son époque, conscient du legs des siècles passés, Lionel Poilâne avait édicté une doctrine : la rétro-innovation. Prendre le meilleur du passé et le meilleur du présent. Le 31 octobre 2002, Lionel Poilâne et sa femme Ibu, designer, meurent dans un accident d’hélicoptère. Apollonia, 18 ans, se retrouve (avec l’accord de sa sœur Athéna, 16 ans) à la tête d’une entreprise de 150 collaborateurs, au moment où elle doit partir étudier l’économie et la gestion à Harvard. »
Et que dit Apollonia ?
« Mon endroit favori, soupire-t-elle. Un lieu simple et calme où la chaleur du four vous enveloppe. C’est une expérience qui engage tous les sens : la vue de gestes aussi coordonnés qu’un ballet, l’odeur du levain, le toucher d’un pain pétri, le bruit des miches qui craquellent au four, et le goût du pain cuit. »
Presque tout le monde a entendu parler du fameux pain Poilâne, une miche au levain d’environ 1,9kg, avec une croûte épaisse et farinée signé P pour Poilâne.
Mais moi, contrairement à une américaine je n’ai jamais «… descendu un escalier en courbe, tout en pierres, polies et arrondies par le temps. La pièce en bas était en longueur, pas grande du tout avec le four à bois comme un autel central et qui dégageait une chaleur constante et assez puissante. J’avais l’impression de pénétrer dans un autre siècle. Il y avait un seul jeune boulanger au travail qui s’occupait de la cuisson des pains et les décors en pâte morte. Je lui ai demandé à un moment s’il savait qu’il pleuvait dehors et il m’a répondu que non, il ne le savait même pas. Les autres boulangers travaillaient dans une pièce derrière (certainement pour le pétrissage, façonnage, confections des viennoiseries, sablés, etc.). »
« … Il y avait le bac de levain et j’ai pioché ma main dedans pour le toucher et le goûter. Il avait un goût légèrement acidulé et complexe. C’est difficile à expliquer. Quand on a l’habitude de goûter le levain, avec le temps, on arrive à distinguer ses qualités comme le vin par exemple. Leur levain est une pâte fermentée, c’est-à-dire, une portion de la pâte de la production de la journée qui est gardée et puis utilisée comme chef. »
L’Épure, avec sa collection dix façons de préparer… ne pouvait échapper à la miche de pain d’Apollonia Poilâne. ICI

« La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne : comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la cordillère des Andes. Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallée, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
Ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit, ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable… Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation. »
Francis Ponge (1899-1988), Le Parti pris des choses
Comme nous sommes en été même si le thermomètre est déréglé j’ai choisi la Glace au pain torréfié, une recette de Nathaly Nicolas-Iannielelo.