Nous avons de plus en plus la mémoire courte, l’info instantanée nous fait vivre au rythme effréné d’une actualité vite consommée, mal digérée, sitôt jetée afin de laisser la place à celle qui fera grimper l’audience. Images fast-food, flux continu, analyse prédigérée, banalités enfilées comme des saucisses, le temps long passé aux oubliettes d’une Histoire où le demi-siècle s’assimile à l’éternité.
Les fenêtres du hasard sont souvent bienveillantes à mon égard, j'ai pu visionner sur Classic un vrai bijou Le Cousin Jules. Ensuite j'ai acheté le DVD sur le site de la FNAC afin de le montrer à mes jeunes ami (e)s
1968, au fin fond de la Bourgogne profonde, la méconnue, celles des prés, Jules Guitteaux, vieux forgeron sa femme, Félicie mènent une existence routinière : le travail à la forge pour l’un, les tâches ménagères quotidiennes pour l’autre, puis, alors que le temps passe, la disparition de Félicie, l’absence, la solitude, le rythme lent des jours…
Le Cousin Jules c’est un documentaire réalisé en 1973 par Dominique Benicheti qui a tourné pendant cinq ans de 1968 à 1973. Il n’avait jamais été commercialement distribué car les salles art-et-essai, au début des années 1970, n’étaient pas encore équipées pour le projeter dans son format d’origine en son stéréo.
En avance sur son temps, Dominique Benicheti (décédé en 2011) avait en effet décidé de tourner Le Cousin Jules en Techniscope (variante du Cinémascope qui était alors à l’époque, par exemple, le format de choix des westerns-spaghettis) et d’enregistrer le son en stéréo : deux prouesses techniques alors.
Et ce n’est qu’en 2011 que le travail de restauration du négatif original permet au film de retrouver la visibilité qu’il mérite tant.
Kristin M. Jones, dans le Wall Street Journal, en 2013 s’enthousiasme :
« Dans Le Cousin Jules, l’esprit d’innovation de Benicheti est inséparable de son talent artistique. Lumineux et merveilleusement cadrés, ses minutieux plans de scènes rurales rappellent les peintures françaises du XIXe siècle. On pense aux champs rayonnants de Van Gogh, aux paysans laborieux de Millet et aux paysages précis mais poétiques de Corot. Associant objectivité et beauté, insensibilité et chaleur, le film est en fin de compte un hommage à la vie elle-même. »
Dominique Benicheti, ancien diplômé de l’IDHEC (ex-Fémis), féru de technique décrit son projet :
« En Bourgogne, j’ai un cousin éloigné du côté de ma mère ; il vit dans un petit village près de Pierre-de-Bresse. Jules est né en 1891. À l’âge de vingt-deux ans, il épouse Félicie. Son père et son grand-père étaient forgerons. Il est donc devenu forgeron à son tour. Dans mon enfant, je passais tous les étés chez eux. J’ai toujours été fasciné par le travail du fer. En 1967, j’ai alors décidé de réaliser un film sur Jules. Dès que j’avais du temps libre, en dehors de mon travail pour la télévision, je partais le retrouver en Bourgogne. »
Un critique Morgan Pokée écrit :
« Benicheti fait littéralement feu de tout bois dans sa mise en scène, en se permettant par exemple d’amples travellings (notamment circulaires) pour suivre le parcours de son cousin et de sa femme au sein de leur ferme bourguignonne. L’esprit d’innovation qui anime le cinéaste est aussi une manière de rendre spectaculaire le quotidien routinier de ce couple octogénaire, en le représentant grâce à une grammaire cinématographique généralement peu employée pour les documentaires, car supposément contraire à la liberté et à la discrétion nécessaire pour atteindre la vérité recherchée.
Jules passe ses journées à forger des objets en fer. Félicie s’occupe du potager, prépare les repas et le café pris en commun dans le local de travail. L’âpreté de leur vie n’est pas synonyme de misère et s’accorderait plutôt ici avec la sagesse de la vieillesse qui se contente de peu de mots pour exprimer son rapport sensible au monde.
Mais s’il s’agit bien ici d’un monde clos, que l’extérieur peinerait à atteindre, il se trouve aussi hors du temps. Temps que Benicheti manipule avec précision et brio en synthétisant ses cinq années de tournage en une seule et unique journée qui représenterait, en substance, la fin de vie de Jules et Félicie.
Il faut voir le vieil homme allumer le feu de sa forge, au milieu de ses machines, pour ressentir alors combien son art de la ferronnerie découle d’un rapport à la musicalité de la matière et sa modulation. Ici, le fer martelé résonne tels les battements d’un cœur qui résiste aux fantômes de la mort qui rôdent. C’est ainsi, en une ellipse bouleversante au milieu du film, que l’on comprend le décès de Félicie. Jules reprendra modestement le cours de sa vie quotidienne, ménage, rasage, balayage, sans pour autant remettre les pieds à sa forge. Et c’est au milieu de ces paysages qui évoquent inlassablement les peintures de Corot et de Millet, que Jules, lui aussi, attend la fin de sa journée, la fin du film, pour nous quitter définitivement, dans un ultime sursaut. »