Aujourd’hui je suis à Dijon et Bourguignon à un double titre – si je suis bon élève vous en saurez plus demain – mais pour célébrer mon attachement à ce terroir d’exception qui va en fin de semaine célébrer de façon fort médiatique ses 3 Glorieuses, je vous propose ce texte plein de lyrisme et de fureur.
- Panier! Panier! S’écrie la Jeanne Brenot, toute à son ouvrage.
Le Louis se précipite, s’empare du récipient, en verse le contenu dans sa hotte en osier tressé fin. Il tasse le raisin de ses poings massifs, sans pouvoir l’empêcher de déborder en un léger monticule.
[…]
Le Louis enlève le paisseau qui, obliquement fiché en terre, maintenait droit la hotte. Il la soulève par les épaulettes tandis que le Marcel en empoigne le fond et le soutient. Jouant des bras, le Louis enfile les cordelières, et le voilà parti.
Il descend la vigne, freinant quelque peu sur ses talons de sabot, la vitesse que tentent de lui imprimer la pente et le poids écrasant de son fardeau. Il parvient au chemin, où se trouve rangé le char ; il escalade cinq barreaux de l’échelle collée à un tonneau, chapeauté d’un semi-entonnoir de tôle peinte.
Il se détourne brusquement, des épaules, du tronc et des fesses, prononçant un quart de tour à gauche : le côté de la hotte se place perpendiculairement au fût ; alors l’homme pèse de toute sa force sur le pied droit, élève le gauche qui décrit une oscillation de balancier. Il baisse l’épaule droite : la hotte lève du cul, et le raisin dégringolant, bat à coups précipités le flanc de l’entonnoir qui le renvoie prestement au fond du fût ; le vin n’aura pas le temps de prendre un goût de ferraille. Ramenant la jambe gauche contre la droite, le porteur se redresse : faisant face au tonneau, il s’appuie des genoux contre un échelon, et saisit à pleine mains, la massue de son pigeou, et l’abat alternativement pour heurter, de plein fouet, la vendange.
Sous la pression du fouloir, le jus jaillit contre les parois du fût, hors du fût aussi, pour éclabousser de sa pourpre les bras nus du Louis, son devanter, sa chemise, et jusqu’à son visage : le voilà bien, l’homme rouge, à l’image du vin qu’il accouche.
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Le vingt et un au matin, on a coupé les pinots au Toine. Avec ceux du Louis, ça a rempli la grande cuve. On avait hermétiquement bouché la bonde, avec une quille en bois, et contre elle, intérieurement, on avait déposé une javelle de sarment, pour empêcher les grumes de se précipiter à l’orée du robinet, quand on soutirerait la cuve.
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Le Louis et le Gavello, suivis du Toine, s’en étaient allés au magasin, pour fouler à fond, la cuve. Le Marcel, désœuvré, les y avait rejoints.
Le Louis et le Toine, chacun de son côté, grimpent sur des échelles adossées à la cuve. Ils retirent leur devanter, le déploient, l’agitent, à bout de bras, au-dessus des raisins en fermentation. Précaution élémentaire que d’épousseter la cuve ! Hélas ! combien ne l’ont pas fait ! Combien ont payé cette négligence, de leur vie ! Pour ne point être asphyxié, il faut ouvrir un vaste champ au gaz carbonique qui sature l’air ambiant de la cuve.
Ce travail préalable accompli, le Toine et Louis descendent à terre. Le père remet son tablier, et, le fils et le commis se dévêtent lentement.
- Bon dit le Toine au Marcel, cette cuvée-là, ça va faire un vin clair, un vrai vin de la Côte. Pour que nos vins soient parfaits y faut qu’on voie le jour au travers. Les vins forcés, presque noirs, y’a qu’en Beaujolais que ça donne des résultats…
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Le Louis et le Gavello, dans le plus simple appareil, sont montés s’asseoir au rebord de la cuve, auquel ils s’agrippent solidement, des deux mains. Ils font face à la vendange. À la surface, les grappes se sont agglomérées en une croûte qui se colle, tout au pourtour des douves.
Le Louis risque un pied, puis un autre, donne de la force d’une jambe contre l’obstacle : il résiste. À l’abri de cet épais rideau, au bas de la cuve, s’accomplit le mystère de la fermentation. Les grappes torturées naguère par le pigeou ont exprimées leur suc : il s’est laissé glisser tout au long de l’immense marmite, comme pour rechercher le contact d’un invisible foyer. Il s’échauffe, il bouillonne, il chantonne, l’hymne automnal de la genèse du vin. Effrayés de l’inconsciente fièvre qui les gagnent, les grappes remontent à la surface, aspirer une bouffée d’air libre qui les glace, et tue en elles les ardeurs de la vie. À quoi bon vouloir protéger le moût ‘en bas, du lourd chapeau de leur corps emmêlés ? Qu’a-t-il à craindre ? Le soleil n’est point au ciel de cuvage. L’air ? Il y reste insensible de lui. Les grappes, elles, oublient leur devoir sacré. Elles s’enfuient, au lieu de plonger au gouffre fervide, pour l’éclatante métamorphose…
[…]
Le Louis et son domestique appuient les pieds fermement sur la croûte. Leurs efforts la font se décoller de la paroi des douves. S’accrochant plus solidement des mains au rebord de la cuve, ils frappent le chapeau de leurs genoux, comme un marteau-pilon. La croûte, sur eux, s’incline et s’enfonce, tandis qu’elle se soulève à l’opposé. Quelques coups de genoux encore, et la voici presque d’équerre avec la cuve. Alors, d’une vigoureuse pesée des pieds, les hommes font basculer le chapeau : il se retourne comme omelette, dans la poêle de la Julie, et son envers scintille de mille gouttelettes pourpre. Le Louis et le Gavello, rejettent la tête en arrière, pour ne point respirer l’air saturé de gaz.
[…]
Les fesses toujours épousant le rebord de la cuve, prenant leur élan à la force des mains, qui crochètent rageusement le haut des douves, les hommes pédalent, et, du plat de leurs pieds, détachent du chapeau, des grappes ; ils les projettent au-dessous d’eux, dans l’abîme du jus bouillonnant ; elles se plaquent au plancher, en monticules, format le piédestal, grâce à quoi, le vigneron émergera du moût des épaules et de la tête.
Dès qu’ils pensent s’être fait un pied suffisant, le Louis et le Gavello se laissent tomber dans la cuve, de tout leur poids. Sur lui, le raisin a gardé le souffle glacial de la bise qui l’a vu cueillir. Les deux fouleurs en sifflent de saisissement, et, malgré eux, comme au gros de l’hiver, claquent des dents ; Ils piochent à pleins doigts dans le chapeau, et ramènent, sur leur poitrine, des brassées de grumes triturées.
Ils les écrasent encore contre eux, de toute la pression de leurs paumes, les font descendre tout au long de leur ventre, de leurs cuisses ; courbant légèrement les reins, ils lancent, entre leurs jambes, la vendange, en arrière d’eux, puis d’un coup de talon savamment appliqué, l’aplatissent au fond, sur le monceau de la genne.
Et la ronde continue dans la cuve, des deux vignerons. Nageurs infatigables, ils se baignent furieusement dans le sang de la vigne. En bas, les grappes amoncelées montent, montent, et les hommes s’élèvent. Leurs corps teintés de pourpre ruissellent de mille perles de rose ; chaque poil s’allume des gouttelettes vineuses…
Bientôt, on ne voit plus de grumes : seuls les pépins surnagent à la surface du liquide murmurant.
Le soir tombe, la pénombre se colore vaguement de lueurs rouges, et enveloppe, d’un rouge fantomatique, le Louis et le Gavello, qui dominent la vendange, du haut de leur victoire : l’homme, l’air, le raisin, tout est vin.
Pigeou : « En Saône-et-Loire, pilon pour tasser le raisin dans les bennes. »
Piger : « Enfoncer périodiquement le chapeau qui flotte sur la cuve dans le moût en fermentation. En Bourgogne, fouler, presser sous les pieds, en parlant des raisins qu’on écrase dans lacuve avec les pieds ou le pigeou. »
Devanter, devanteau, devantin ou devantier : tablier
La genne : « Dans le Doubs, et de la Côte d’Or au Mâconnais, le marc qu’on porte au pressoir tel qu’il sort de la cuve. »
Fervide : bouillonnant.