Je voue à Reiser une affection sans bornes, il est pour moi le symbole de l’esprit Charlie. Il appartenait à cette bande de « mal piffés, morve au nez, Pieds Nickelés du journalisme », comme Cavanna appelait sa petite troupe de Charlie. « Reiser, c'était des couilles qui dépassaient de partout, une transgression pour Le Monde », rappelait, amusé, l'ex-journaliste politique Thierry Pfister.
Je rapproche deux épisodes de sa sulfureuse carrière : ses débuts chez le très sérieux caviste Nicolas où il est livreur et publie ses premiers dessins dans le journal interne de la Maison : La Gazette du Nectar sous le pseudo de J.M.Roussillon et sa collaboration au Monde, à la demande du très sérieux Bruno Frappat « Il était tout le contraire de moi, petit bourgeois tranquille qui passais mes vacances dans ma bulle familiale de l'Ain. » pour un feuilleton d’été dans un journal austère, sans photos. « Il faut imaginer que les seules images qu'il y avait alors, c'était des cartes de géographie ou presque », rappelait Delfeil de Ton, du Nouvel Observateur.
La Maison de vins Nicolas, créée en 1822, a publié entre 1930 et 1932, un album annuel soigné autour du vin, en faisant appel à des artistes de qualité, tel Paul Iribe, illustrateur de mode, affichiste, journaliste et décorateur français. Il est considéré comme un des annonciateurs de « l’art déco ».
Je ne sais si vous me voyez venir avec mes gros sabots mais je verrais très bien Antonin Iommi-Amunategui, tout auréolé de sa nomination de blogueur de l’année par la RVF, grand ami de la maison Nicolas et ardent défenseur du Mouton-Cadet, organiser lors de l’un de ses Salons Rue 89 une rétrospective Reiser chez Nicolas. Ça aurait de la gueule pour une Tronche de Vins !
Le 4 août 2014 Ariane Chemin écrit Le jour où... « Le Monde » vira Reiser
« L'été 1978 était pourri, de la pluie pour les juillettistes et guère mieux pour les aoûtiens – le détail a son importance. Pas le genre de vacances à passer au camping, mais à vrai dire les lecteurs du Monde dorment peu sous la tente. Le journal coûte 1,80 franc et surfe sur l'après-Mai 68, décennie bénie où les tirages flirtent avec les 600 000 exemplaires. Le 10 juillet, Le Monde annonce à sa «une» deux feuilletons estivaux, un polar sur la Californie, « paradis des milliardaires et des hippies », de l'Ecossais Alistair MacLean, et une bande dessinée qui se moquera du « stakhanovisme du congé ». Une BD originale, confiée à une vedette : Jean-Marc Reiser, 37 ans, jeune homme blond et charmant aux faux airs de Daniel Cohn-Bendit, étoile filante qui mourra foudroyé par un cancer cinq ans plus tard, au sommet de sa gloire.
C’est à l’initiative de Bruno Frappat qui, à 33 ans, s'est « autoproclamé » spécialiste de la bande dessinée au Monde. C'est lui qui publie le premier article sur le Festival d'Angoulême, en 1974, sous le bandeau « neuvième art ». Il explique aux lecteurs – mais aussi à la direction du journal – que la BD n'est ni « une maladie honteuse », ni « un signe de perversion culturelle ou de débilité », mais « l'un des continents de la culture d'aujourd'hui »
« C'est une idée autrement folle qui germe dans le cerveau de Frappat quatre ans plus tard. « Je connaissais bien Cabu et Wolinski, raconte-t-il, mais aussi Reiser », le père de Gros Dégueulasse, mythique anti-héros au slip douteux et aux élastiques fatigués.
Frappat passe ses vacances dans l’Ain et « Reiser l'y rejoignait parfois l'été, matinal, sportif, une petite boîte d'aquarelle et son joli sourire fourrés dans la poche. Entre Frappat, fils de famille nombreuse et de patron mutualiste chrétien, et Reiser, autodidacte né d'une mère sans mari, dans un pays où « les ouvriers étaient de la même couleur que les paysages », au pied d'un haut-fourneau de Longwy, une amitié s'est installée, qui autorise toutes les audaces. »
« Et si tu nous dessinais un feuilleton l'été prochain ? » A l'étage d'un petit resto de la rue du Helder, de l'autre côté de l'immeuble de la rue des Italiens, Bruno Frappat sait, en cet hiver 1977-1978, que sa proposition tient de l'exploit impossible.
Le déjeuner « un peu arrosé » se prolonge. Ce n'est pas de travailler pour une « institution » installée et d'être traité d'« agent double » par ses potes de Charlie qui le fait hésiter. « Jamais j'y arriverai… C'est mon rêve, moi qui suis fils de femme de ménage, mais jamais j'y arriverai », se débat-il avant d'accepter. »
« Dessiner dans Le Monde, pour Reiser, c'était entrer dans une cathédrale. Il était comme un petit abbé qui devient pape », se souvient Frappat. « Pour nous c'était phénoménal, pour lui c'était gigantesque », confirme Delfeil de Ton, un ancien d'Hara-Kiri. Reste le plus difficile : convaincre la chefferie du quotidien. Frappat déploie sa panoplie d'arguments. Reiser ? Un formidable chroniqueur de mœurs. Un lecteur du Monde et de Teilhard de Chardin. S'il « dessine le pire », explique-t-il aux huiles du premier étage, c'est parce qu'il « aime le beau ». Lui saura, en outre, fidéliser le lectorat étudiant rallié au journal depuis Mai 68. Jacques Fauvet, directeur du journal, emporte les réserves d'André Fontaine, son rédacteur en chef : Reiser dessinera du 10 juillet à la fin du mois d'août.
Le premier épisode de « La famille Oboulot en vacances » paraît dans Le Monde daté 11 juillet 1978, en page 13, un peu écrasé entre le Carnet, les mots croisés et la météo. Les aventures d'un couple et de ses enfants à la mer, à la campagne, à la montagne. Une histoire de mioches et de torgnoles, de goélands mazoutés sur la plage et de congés qui commencent mal, sous la pluie et dans la boue, au camping Les Mimosas. C'est le talent de Houellebecq avant l'heure, mais tendre et enfantin, drôle et triste à la fois… »
« Reiser, c'est une catastrophe. On arrête tout », annonce Fontaine à Frappat interdit, le 3 août, au téléphone.
Et c'est ainsi que, au numéro 23, le feuilleton d'été s'interrompt brutalement. Le 4 août, la famille Oboulot reprend sa bagnole sous la pluie, empruntant ce mot de la fin à Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d'une chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. » Il faudra attendre trois ans pour que la fin de la BD trouve refuge dans Le Nouvel Obs, où Claire Brétecher s'est lassée de ses « Frustrés », puis termine sa course dans l'album posthume paru en 2012 chez Glénat, augmenté des fameux dessins soustraits aux lecteurs du Monde. »