Chère Alice,
Vous êtes New-Yorkaise, une forme de Woody Allen du vin, du vin nature bien sûr, d’un vin dont la philosophie est qu’on n’y ajoute ni n’en retire rien, et vous estimez, assez justement, que l’adjectif naturel est utile car le public a besoin d’un terme général lui indiquant le type de vin qu’il cherche, « et que naturel vient naturellement » imparfait certes mais, faute de mieux il sert en attendant qu’un autre terme voit le jour, « tel que pur, nu, réel ou même simple ».
Entre nous Alice en dehors de nu, qui est très sexy, qualifier le vin de nature c’est génial car ça sent le soufre, ça irrite, ça met le feu aux poudres, ça excite les « pontes » du vin qui estiment que vous vous laissez subjuguer par le concept, non parle goût ». Ce n’est pas pour me déplaire, d’autant plus que lorsque Jason Lett vous suggère de vinifier du sangratino en Californie en fonction de vos « principes », vous avez l’honnêteté d’avouer que « d’appuyer trop sur le principe » ça vous met mal à l’aise. « La manière de faire du vin n’est pas une question morale. Le vin captif de sa cuve n’a rien à voir avec le poulet emprisonné dans sa cage ».Vous savez mettre de l’eau dans votre vin et lorsque votre amie Pascaline rugit « il est somptueux. Je suis fière de toi » en le goûtant « jamais je n’aurais eu le culot de faire ce que tu as fait. » vous avez presque commencé à pleurer, même sans la mélopée de Tom Waits et en oubliant le mouillage.
Vous êtes américaine, disons étasunienne, donc réaliste, et vous comprenez que Ridgely Evers, qui est un petit producteur de vin, « un infime » dites-vous, lorsqu’il vous accorde le privilège de faire un vin qui suive d’une manière générale vos « principes », doive gagner sa vie. Vous le dites sans détour : « S’il m’était loisible de courir pour moi-même tous les risques imaginables, je ne devais pas oublier qu’il lui fallait produire un vin qu’il fut à même de vendre ».
Vous êtes aussi taquine car lorsque François Morel, « avant d’aller plus loin » avec vous exige que vous vous accordiez sur le mot naturel, et fait le distinguo entre vin naturel et vin au naturel, qui tient lieu de titre à son livre, vous adorez « cette manière française de faire porter l’accent sur un simple effet de langage, tout à la fois plein de sens et difficile » Mais vous avouez votre penchant pour le Vieux Monde qui « vous était plus aisément assimilable ; il était soudé, direct et de plus petite taille. Il se soumettait moins au politiquement correct et semblait recourir davantage à l’ironie, et je me sentais à l’aise au milieu de la vieille architecture. Les chais et les vignerons qu’y avais fréquentés faisaient des vins issus d’une terre dont ils étaient l’expression, non en vue du goût présumé d’un marché. Même leur sens de l’humour s’accordait mieux avec le mien. Il pouvait y avoir de fréquentes disputes, des hurlements même, mais ils renforçaient à terme la cohésion. Et sans l’ombre d’un doute, le goût de leur vin, plus racé et plus acide, me convenait davantage. »
Bien Alice, c’est beau ce que vous venez d’écrire mais vous n’êtes pas beaucoup sorti dans la France profonde tout court et celle du vin en particulier, vous en êtes restée à vos petits cercles, les gaulois vous ne les connaissez pas ! Mais, comme vous avez de l’humour je ne vais pas vous vanner plus longtemps.
Vous avez le sens de la formule –même si la référence aux disciples de Léon pourrait sous-entendre une forme développée d’intransigeance et de sectarisme – lorsque vous notez que « La volonté de vinifier sans du tout de soufre trace la frontière entre les deux factions du vin naturel : les intransigeants d’un côté, de l’autre ceux qui sont « bien assez naturel comme ça » - à la manière de deux branches issues du trotskysme, unies par un même but, mais suivant des chemins divergents. »
Vous êtes sentimentale aussi et le vin sait exercer sur vous le même effet que cette balade de Tom Waits, Walltzing Melissa chez Benoît Courault en Anjou « La réaction dépasse la portée de la science. Un vin technique est incapable de me bouleverser de la sorte. Le vin naturel comporte en revanche une vérité émotionnelle dont je ne peux pas ne pas tenir compte. »
Vous devez, sans aucun doute, être considéré Outre-Atlantique comme «l’emmerdeuse de service» puisque vous avouez sans fard que vous avez « gagné la réputation de vous charger du sale boulot des autres. Qu’un magazine veuille une liste des dix vins les plus surfaits, c’est vous que la rédaction appelle. Qu’on souhaite un éditorial sur les tares de l’industrie vinicole californienne, c’est vous qu’on appelle. Qu’on désire s’attaquer à l’industrie commerciale du vin, c’est encore vous qu’on appelle ». Pour preuve un éditorial dans le Los Angeles Times que le rédac-chef avait intitulé Le vin californien ? À l’égout ? Du lourd, du chaud devant, Alice, pas sûr que du côté de nos GCC ils goûteraient l’acidité de votre plume.
Vous avez un faible pour Nicolas Joly, moi pas ! Rassurez-vous ça n’a rien à voir avec ses idées, son combat, c’est au-delà comme un je ne sais quoi de ce personnage, fort médiatique, « sûr de lui et dominateur… » que je ne supporte pas.
Vous aimez bien Éric Texier, moi aussi ! Lui, doute en permanence et il n’enjolive pas (désolé c’est venu sans préméditation). Comme vous le notez Éric a étudié « Chauvet avec autant d’attention que votre grand-père le Talmud » et, avec votre franchise coutumière, vous dites sans détour que « comme les écrits scientifiques de celui-ci sont d’un abord trop ardu même dans ma propre langue, je me suis appuyée sur les interprétations qu’il m’en fournissait. » C’est lui qui vous accompagne chez Marcel Lapierre, vous le remerciez et lui de répondre « Je ne me suis pas exactement fait prier. Après tout, Marcel Lapierre, puis un dîner avec Jean Foillard : où serait le problème ? »
Au vol du Marcel sur Jules Chauvet d’abord : « La première fois que je l’ai rencontré, il m’a dit « sucre et soufre sont les deux mamelles du Beaujolais (…) Chauvet n’avait rien créé de nouveau, il avait simplement effectué un retour à une manière anti-technologique de faire du vin. Car, si tu n’aimes pas le vin, tu n’éprouves aucune incitation à travailler avec la nature. Et Chauvet adorait le vin. »
Toujours Marcel, avec un havane, « Les vins naturels doivent être l’expression du terroir et de la vendange. Mais un vin qui se contente de refuser le soufre et n’exprime rien n’est pas naturel. » Éric s’inquiète de votre compréhension ? Vous aviez saisi chaque mot et vous estimiez que « c’était une déclaration pleine de profondeur et digne d’être longuement répétée. » Marcel reprenait « Les gens s’imaginent que, pour faire un vin naturel, ils doivent procéder selon a soi-disant méthode Chauvet » Marie renchérissait « Ils continuent des traditions sans savoir d’où elles proviennent. Mais c’est les transformer en dogmes. » Mais comme le note Éric « Les vins chauvettistes semblent appartenir, par leur goût et par leur style, à une coterie. Cela dit, je la préfère à d’autres. » Moi aussi !
Alice tu as un petit faible – tiens je te tutoie – pour Claude Chanudet l’anar qui estime « qu’en tant que vigneron il faut fournir au consommateur un bon vin et qu’en tant qu’anar, pense qu’il faut laisser faire ce qu’ils veulent aux vignerons. » Je suis sur la même ligne que lui lorsqu’il s’irrite qu’on lui demande de se justifier « Comment ça ? Tu fais du vin sans soufre : quelle est ta défense ? Le monde conventionnel, lui, ne se voit pas obligé de défendre son usage des produits chimiques. C’est cela qui m’échappe. » Pour moi les extrémistes des deux bords se confortent dans l’irréductibilité, ceux qui compte pour moi sont ceux qui se remettent en question, doutent. Mettre tout le monde dans le même sac est trop facile et ne fait pas bouger les lignes.
Vous êtes Alice aussi très calée sur des sujets qui ne sont pas ma tasse de thé, la filtration tangentielle, la thermovinification, la micro-oxygénisation, contrairement à vous, faire du vin ne m’a jamais tenté, alors je n’aime pas soulever le capot pour voir comment ça fonctionne. Comme Jean Foillard pour moi « Le vin naturel doit être du vin. Sa signification, sa place dans le monde du vin naturel, est affaire de transparence. » Oui Alice vous avez raison de souligner « Ce mot de transparence est plein de courage et peu sont ceux, même dans le monde du vin naturel, qui en assume l’idéal. » Lorsqu’Éric, se comparant à son fils Martin qui est dans le vent du naturel intransigeant, note à juste raison : « Pour moi, c’est une autre affaire. Comme je recours à 20 mg de soufre, certains des bistrots à vins naturels de Paris pensent que je suis un criminel. Dans les restaurants conventionnels, comme j’ajoute 20 mg de soufre à mon Châteauneuf ou mon Condrieu blancs, on m’apprend que mes vins vont se gâter parce que la dose est trop faible. Pour d’autres, parce que j’utilise cette quantité, c’en est autant de trop. Je suis industriel pour ceux-ci et fanatique pour ceux-là. Plus ça va, plus le monde refuse les zones grises et oblige à ce qu’on se jette dans une extrémité ou l’autre. » il met le doigt sur le côté binaire de ce temps.
Bon point, comme moi Alice vous allez chez Fish la Boissonnerie rue de Seine, où j’ai le souvenir d’Éric Dupin, l’ancien journaliste de Libé, contemplant avec stupéfaction la couleur un peu trouble du blanc que je venais de commander mais qui avoua, en fin de repas, l’avoir apprécié tout de même.
J’adore, à propos de votre amie Amy Lilliard, exilée en Ardèche avec son compagnon Matt Kling, qu’elle est dégustatrice du « Robert Parker français » Michel Bettane qui « n’avait jamais déguisé son dégoût de la chose et, à le lire, on aurait cru que ceux dont il faisait les délices eussent préféré des fruits blets et talés à de pommes rebondies cueillies dans leur fraîcheur à même le rameau. » Elle est réaliste votre copine lorsqu’elle regrette qu’ « en France ce mouvement autour du vin naturel a quelque chose d’une secte. Tu es, disons, comme moi. Tu fais de ton mieux ; tu fabriques ton vin sans rien, puis tu ajoutes du soufre et vlan !, on te fiche à la porte. Ça me ronge, parce que, hormis le soufre, nous sommes totalement naturels. Et pourtant, parfois, j’aimerais bien qu’on m’accepte dans ce club ! »
J’en reviens à Éric Texier, au Tell Bells, « repaire des vins non tripatouillés » dans le Lower East Side de New-York, à propos de Jules Chauvet « si tu prends le temps de lire l’œuvre de Chauvet, tu y trouveras tout et son contraire. À un moment, il s’enthousiasme pour la sélection des levures, puis il la laisse tomber. Idem pour le carbonique. Avancer qu’il recommandait la carbonique pour n’importe quel vin, c’est vraiment dénaturer son travail. Itou pour le SO2. À mon sens, c’était plutôt un type du genre « Pourquoi le faire si on n’en pas besoin ? » Bien sûr, toi tu t’interroges « tu penses donc que l’intransigeant était Néauport ? »
J’exècre comme toi le Round Up ! Tiens je te tutoie dès que ça devient border line.
Pour Vincent Pousson quelques saillies de ton chapitre : cet obscur objet du désir : un vrai vin espagnol.
« Dire que ce Californien (Todd Blomberg venu en Galice suivre l’amour de sa vie) – et juif à ma semblance, de surcroît – expatrié en Espagne, est l’un de sauveurs des vins ravagés de ce pays et, dans ce cas précis, du cépage albariňo. » Comme à l’accoutumé tu n’y vas pas de main morte « la région volée de son identité, était depuis lors entre les mains de chirurgiens plastiques occupés à la refondre. Gallo y est l’un des gros investisseurs étrangers à l’œuvre. » Pour des raisons qui éludent l’entendement, on se mit à recourir à la technologie afin de transmuter le cépage, tout de quiétude, anguleux et minéral avec une acidité à la fraîcheur incomparable, en une beuglante aromatisée. Grâce à la désacidification, on lui avait ôté son acidité. Ce vin que j’avais toujours considéré comme le muscadet d’Espagne s’était vu transformé en une citronnade sucreuse et sans histoire. »
J’adore la plaisanterie qui circule « que la Galicie est en fait la DO Raul Perez – consultant renommé. » et ta langue crue lorsque tu parles de son « vin châtré » dont le « charme, la personnalité ont été gommés, pour aboutir à une saveur proprette, moderne, directe et inintéressante. »
Comme toujours Éric Texier donne une bonne réponse au reproche que le bio n’a pas un bon bilan carbone car il faut plus de travail mécanique » dixit Miguel Torrès « la culture bio est comme la démocratie : c’est un mauvais système, mais c’est le moins pire de tous. Je le sais pour faire pousser des vignes et produire un vin de leurs fruits qui en exprime le terroir et le cépage. »
D’accord avec toi « Nous bûmes jusqu’à 4 heures du matin, puis titubâmes en direction de nos lits. Et, miracle (fréquent) du vin sans soufre : nous ne souffrîmes pas de gueule de bois.»
Pas sûr que Vincent soit d’accord avec ton ami José qui aimait beaucoup Jay Miller. « C’est un crème » disait-il. Bien sûr, José tempêtait « on ne doit pas vendre ces vins en fonction d’un chiffre (la note sur 100 de Wine Advocate) » et là, Vincent opinera lorsqu’il affirme « que l’octroi de notes au vin à détruit l’Espagne. Les gens se sont mis à faire des vins uniquement en vue de ces points, puis ont eu recours à de tricheries pour leur donner un goût qui les rendent aimables à ces examinateurs. »
Tu poses la bonne question à propos de ces vignerons réfractaires « Était-ce leur motivation – à souffrir, voire à être pauvre ? » Tu donnes clairement tes propres motivations « Ce qui me pousse à écrire à leur sujet n’est pas la taille de leur domaine. Il ne s’agit pas de louanger systématiquement ce qui est petit et mimi et photogénique ; il s’agit d’intensité, de passion et d’engagement – et, bien sûr, de goûts. Les sports extrêmes sont ce qui fait battre la chamade à certains cœurs. Pour moi, c’est la viticulture extrême et ses pratiquants.»
Tu défens ta paroisse avec fougue et brio « tous les vins naturels ne sont pas délicieux. Comme avec les autres, il en est de bons, de mauvais et de banals. J’ose toutefois avancer que ceux d’entre nous qui aiment le naturel sont doués d’une plus grande tolérance (et d’une soif plus grande) pour davantage d’irrégularité et davantage de variétés de styles au sein de la catégorie : orange, évanescents, concentrés et, certes, oxydatifs. »
Je laisse à Pierre Overnoy, homme authentique, le dernier mot « Un goût est comme une vague. Il faut en saisir le premier nez et en observer l’évolution. Ne recherchez pas la longueur du vin, mais sa joliesse. »
Cependant je ne peux m’empêcher de reprendre la répartie de Jacques Néauport a ta question angoissée « Mais pourquoi étiez-vous d’abord intéressé à faire du vin sans soufre ? »
- Parce que nous étions des soûlards ! »
Enfin Alice comme tu aimes le fromage qui pue quand tu passes à Paris je te guiderai jusque chez Philippe Alleosse le meilleur affineur de la capitale.
Bon séjour dans le terroir profond et saches que je recommande la lecture de ton livre Le Vin nu chez Jean-Paul Rocher 19€. Simplement, à l’avenir demande à ton éditeur un tout petit effort pour la traduction, les premières pages sont assez pénibles à lire…
Jacques Berthomeau