Le chroniqueur du Monde, Jean-Claude Ribaut, en un plaisant article daté du 14 août « Les premiers crus 2009 poussent le bouchon » constate face aux prix stratosphériques des 5 premiers crus : plus de 1000 euros le flacon HT avant d’être élevés, mis en bouteille et livrés en 2012« que l’euphorie est limitée à un tout petit nombre de châteaux tandis que le gros de la troupe – appellation Bordeaux supérieur (AOC) – se négocie péniblement 1100 euros le tonneau de 900 litres, soit au millième de la valeur » des 5 grands. Rien de très nouveau en ce constat, ce qui m’interroge c’est sa conclusion « La spéculation étrangle le marché. On trouvera dans le Bon Vin, de Jean-Robert Pitte (éd. CNRS, 27 euro) consacré à l’actualité de la pensée de Roger Dion, les points de vue des spécialistes, en particulier sur le phénomène bordelais du « lent glissement de l’AOC vers une labellisation sociale », qui pourrait bien, lorsque sa banalisation sera consommée, faire éclater la bulle spéculative des primeurs. »
J’avoue humblement ne pas comprendre le rapport établi entre la labellisation dite sociale et la bulle spéculative. Va sans doute falloir que je me tape la lecture de ce savant ouvrage mais en attendant plutôt qu’à la pensée d’un brillant géographe je préfère me référer aux analyses d’un négociant de la place, fort pertinent et impertinent : feu Bernard Ginestet dans sa Bouillie Bordelaise datée de 1975. En effet, la bonne question est de savoir identifier les causes de ce grand écart, d’oser se demander : ça vient du haut, ça vient du bas avant d’en tirer des conclusions qui se veulent définitives mais qui ont de fortes chances d’être caduques à courte échéance. Le CIVB vient de rendre public, le 19 juillet dernier, son plan « Bordeaux demain » : la reconquête... Je prends le temps de le lire : 120 pages et je me permets de conseiller à mes chers « confrères » de tenter de sortir le nez de leur verre pour nous délivrer leurs commentaires.
La plume à Bernard Ginestet, voilà 35 ans déjà... à mon sens un millésime encore plein de fraîcheur et de vigueur, à méditer...
« J’ai déjà eu l’occasion de dire qu’à Bordeaux il existe plus d château qu’en Espagne ; des milliers et des milliers de Châteaux qui noient le consommateur dans un océan de marques sans signification. Cette constante multiplication est une escalade impossible et absurde. Elle conduit la production à morceler sa commercialisation en micro-unités de vente. Certes, elles permettent au négociant d’éviter un affrontement direct avec la concurrence, mais en bloquant par là même toute tentative de regroupement des produits pour une meilleure exploitation viticole, et pour une plus large et plus efficace couverture des marchés par des marques.
Les autres régions de production ou dans les autres classes de produits de consommation, les marques sont assez significatives d’une qualité, d’un prix et d’un genre. Elles peuvent également évoquer une méthode de distribution particulière. En Champagne, en Bourgogne, en Alsace par exemple il existe de systèmes solaires et planétaires qui permettent aux distributeurs et aux consommateurs de trouver facilement une étoile à dimension voulue et à brillance connue. Mais l’Univers bordelais est fait de galaxies dont les experts eux-mêmes ont grand-peine à démontrer qu’elles ne sont pas des nébuleuses... Et nous exigeons de l’observateur amateur le don prodigieux de percevoir et de reconnaître dans cette voie lactée chacune des unités qui la composent !
Bien sûr, nous possédons à Bordeaux des étoiles de toute première grandeur. Elles seules suffisent sans doute par leur éclat incomparable au rayonnement lointain et prestigieux de notre cosmos bordelais depuis des siècles de millésimes-lumière. Elles ont été cataloguées, classées. Mais selon qu’elles se lèvent sous le signe du Médoc, de Saint-Emilion, des Graves ou de Sauternes, elles appartiennent à des hiérarchies différentes sans équivalence des grades.
Pour le consommateur, le vin de Bordeaux c’est « du vin de Château » et l’on s’est efforcé depuis plus d’un siècle de lui faire comprendre bye le meilleur était celui du cru classé. Essayez de comprendre maintenant pourquoi les crus classés ne sont pas représentés au CIVB ? La démocratie des masses des productions anonymes ou inconnues ne peut cohabiter avec l’aristocratie des grands crus. Et pourtant, qu’est-ce qu’un’ race sans étalons ? Pour reprendre une image à la mode, et qui a été récemment utilisée par plus qualifié que moi, je dirais que les trains de Bordeaux commenceront à sortir de gare lorsqu’on leur aura accroché des grands crus locomotives « éléments de pointe d’un substantiel convoi ». De leur côté les machines, dont beaucoup hélas, marchent encore à la vapeur (comme l’expression « à toute vapeur » a vieilli !) ne veulent pas tirer ni pousser, inquiètes de la lourdeur de l’attelage, ignorantes du plan du chef de gare (et pour cause, il n’y en a pas) avec la crainte de se retrouver sur une voie de garage, les aiguillages étant incertains. Et puis, demander à une motrice somptueuse de tirer un train de citernes, ou un omnibus de troisième à paniers casse-croûte, ou une rame de rapatriés... Lui provoque un si violent haut-le-cœur qu’elle aime mieux rester haut le pied.
Quant à transformer des wagons en autorails, c’est sans doute possible partiellement, mais les coûts par kilomètre-voyageur seront plus élevés que ceux de la concurrence et le réseau n’est pas assez dense pour que chacun ait une chance de circuler librement, c’est donc à terme une éclosion nouvelle de panneaux limitatifs, feux rouges (s’ils étaient verts on n’en aurait pas besoin) et régulation du trafic.
Entre-temps, les crus classés se mangent entre eux. Pas question d’harmoniser les politiques des différentes régions et, puisque classements il y a, pas question de les rendre plus digestes aux consommateurs. Animés par l’impulsion de quelques insatisfactions d’amour-propre chroniques, les révisionnistes s’opposent aux conformistes, perdant en vaines querelles un temps précieux à notre époque de concurrence impitoyable. »
Bien sûr les GCC sont passés de la vapeur à la LGV mais, à quelques détails factuels près, ce texte n’a pas pris beaucoup de rides qu’on le dirait écrit pour l’occasion. Pour conclure j’adore la formule qu’employa William Clifford dans un article du New York Magazine en 1969, à propos des prix vertigineux des GCC « ils ne franchissent plus la colline » c’est-à-dire que l’amateur ne les achètent plus et, Bernard Ginestet, lui, regrettait que « Hélas, le marché de Bordeaux est devenu un marché d’étiquettes plus qu’un marché de vins payés en fonction de leurs valeurs intrinsèques et relatives. Je pense tout cela devrait plaire à l’ami André mais, comme il ne fait jamais de commentaires : il me téléphone, j’espère que vous allez vous déchaîner et faire chauffer la boîte à malices. Ouvrez le feu ! Mettez-le !