Qualifier un vin d’élégant est très courant, même de plus en plus fréquent, mais, si on se donne la peine de réfléchir un instant à la valeur des mots, ce faisant le dégustateur ou l’amateur ne fait que projeter en direction de ceux auxquels il s’adresse sa propre conception de l’élégance. Mais, dites-moi, c’est quoi au juste l’élégance ? Ce n’est jamais un en soi, c’est toujours un pour soi, même si l’on peut, éventuellement, se référer à une forme de code comme on le fait dans le cas de l’élégance vestimentaire. Celle-ci, a eu, et à toujours, une forte connotation sociale, clive les classes, est un marqueur fort. Nul besoin de vous faire un dessin, il suffit d’ouvrir les yeux, dans la rue, de feuilleter des magazines de toute nature, d’aller au cinéma, de regarder la TV ou de surfer sur Internet.
Laissons de côté la vêture et revenons au vin : ne subit-il pas, lui aussi, les mêmes codes, la même tyrannie de la mode, de la tendance, de la nostalgie, du refus d’une forme de modernité plus ou moins bien maîtrisée ? N’est-il pas, ou est-il de plus en plus, qu’un pur produit d’affirmation de son statut social par son acquéreur, de ce qui se veut une différenciation qui, parfois, se veut identitaire. Et là, dans une échelle sociale de plus en plus clivée, étirée, où se situe l’élégance : dans un classicisme, que certains vont sitôt qualifier de rigide et même de ringarde, ou dans un retour à une naturalité débridée, militante, que d’autres vont taxer de débraillée, de mal foutue, de n’importe quoi ou encore dans un luxe tapageur, clinquant des nouveaux riches séduits par tout ce qui brille, par les paillettes, le bodybuilding, le prix, la notoriété ? Je sais que ce que je viens d’écrire va choquer les esthètes du vin, ceux qui l’aiment vraiment, qui l’apprécient pour ce qu’ils estiment être ses qualités propres, mais pourquoi se mentir à soi-même ?
Si je puis m’exprimer ainsi trop souvent sous l’élégance affichée, du moins déclinée par les juges aux élégances se cache le faux-semblant, une forme de facilité sémantique. Je m’explique, dans le débat, qui n’en est d’ailleurs pas un car l’échange n’existe pas entre les uns et les autres, les tenants d’une nouvelle conception des métiers de la vigne et du vin, opèrent une forme de transfert entre le vigneron et son vin. Le vin devient un emblème, une affirmation forte, il est vécu comme le reflet de l’élégance morale de celui ou celle qui le fait. D’où surgit un paradoxe extraordinaire dans la conception même de l’élégance d’un vin, plus qu’une simple bataille entre les Anciens et les Modernes, c’est un face à face irréductible entre les vins moraux et ceux qui ne le sont pas du tout ou pas assez selon le camp d’en face qui lui ironise sur le caractère grossier, j’oserais même écrire péquenot mal dégrossi.
Même si certains pensent que j’exagère il n’empêche que nous sommes très au-delà d’une banale opposition de goût qui se résumerait par tous les goûts sont dans la nature donc laissons à chacun son échelle de sensations. Pour moi c’est un schisme qui menace les fondements de la conception traditionnelle du vin, un mouvement qui s’apparente à la Réforme, à une forme de rejet radical sur la base du refus de dérives, de facilités de la période passée, d’une recherche de pureté originelle, de retour à la simplicité des pères fondateurs. Bien sûr nous ne sommes plus au temps des Dragonnades, aucune Saint-Barthélemy n’est en vue, nul risque de voir coucher par l’INAO un nouvel Edit de Nantes mais je persiste à penser que les femmes et les hommes de la vigne France et les vins de France ont mieux à faire que de s’entredéchirer, à se livrer des batailles stériles, à s’excommunier.
Comme nous sommes au début du mois d’août et que, comme vous tous, j’ai plus envie de me la couler douce que de me prendre le chou, je ne vais pas vous asséner ma posologie de médiateur, mon savoir-faire de soi-disant rebouteux des maux de notre viticulture. Cependant je vais vous faire une confidence qui ne surprendra que ceux qui ignorent tout de mon esprit d’escalier : cette chronique à l’origine avait pour titre le paradoxe des chaussures bicolores : pompes à maquereaux ou le chic british à la Philippe Noiret ?
Et pour affliger plus encore les rationo-rationnels l’idée de ma chronique m’est venue lorsque je suis passé devant la boutique JM Weston et que j’ai shooté cette photo. Le sujet est incurable docteur… faites-le taire ! Pas tout à fait chers lecteurs je vais vous gratifier d’un outing : je n’ai jamais pu chausser des chaussures bicolores, des slades shoes, des Two Tones, car, dans ma petite tête, je les assimile à des pompes à maquereaux. Et pourtant, dans les pieds des jazzmen black je les trouve supers, dans ceux des bootleggers je les estime bien en phase et, bien évidemment, lorsque je croisais Philippe Noiret, rue de Bourgogne, je bavais d’envie face à son absolue élégance qui incluait des John Lobb bicolores, des co-repondant(GB) ou encore des Spectators (USA) sur mesures (John Lobb se prétendait l'inventeur du co-respondent en 1868, comme soulier pour jouer au criquet). Dernier aveu qui vous montre l’étendue de mes contradictions : je trouve les bicolores des golfeurs ridicules. Comme quoi, pour en revenir à l’élégance d’un vin : toute référence à ce qualificatif renvoie à une palette où les sentiments contradictoires ont toutes leurs places. Ainsi, hier, sur les quais, j’ai croisé un jeune mannequin en séance photos, moulée dans un superbe pantalon de cuir fuchsia : suprême élégance sexy ou extrême vulgarité ?