Vous auriez tort de vous priver de la lecture de ce petit bijou d'humour sicilien. Allez, encore un petit coup de Camilleri pour la route, toujours tiré de son roman « Privé de Titre ». Pour ceux qui seraient devenus accro, je leur recommande : L’Opéra de Vigata, Le coup du Cavalier, La disparition de Judas… tous parus aux éditions Métallié
« Il est six heures et demie du matin, le 25 avril. Le préfet, Aurelio Caccamo, grand officier du mérite, est assis à la place d’honneur de l’imposante table rectangulaire, dans le salon de la préfecture. Il est de très mauvais poil, le préfet, il a son air des mauvais jours et passe ses nerfs en tirpillant obstinément la pointe de ses moustaches tantôt à l’horizontale, tantôt vers le bas à la tartare, tantôt en les rebiquant à la Humbert 1er.
Depuis trois jours, il a la tête ailleurs et tout le monde, du sous-préfet au dernier des huissiers, pense que son Excellence est ses dares à cause de la gravité de la situation en ville, mais ils se fourrent le doigt dans l’œil, car monsieur le préfet se contrefout de la gravité de la situation en ville ; s’il ne sait plus à quel saint se vouer, c’est à cause de la gravité de sa situation à lui.
À savoir que trois jours plus tôt, il a reçu une lettre anonyme qui tenait en neuf mots :
« Ta femme te fais cocu avec le commissaire divisionnaire. »
Son chef de cabinet, Alfonso Tornatore, chevalier du mérite, qui tous les matins ouvre le courrier, le lit et le lui transmet avec ses commentaires, commenta du même mouvement la lettre anonyme.
« C’est une manœuvre politique, Excellence. »
Le cocufiage, une manœuvre politique ? Le préfet qui, à lire ces mots, avait cru sentir le ciel lui tomber sur la tête, le regarda complètement épatouflé.
« Parfaitement, Excellence. À mon avis, cette lettre ignoble émane de la canaille subversive qui veut semer la zizanie chez les hauts représentants de la loi et de l’ordre et pêcher en eaux troubles. »
Mais son chef de cabinet avait l’esprit pointu comme le cul d’une bareille ! Même lui, le mari, s’était aperçu que son épouse Luisa, qui était vénitienne et avait vingt-cinq ans de moins que lui, affichait une sympathie certaine pour ce grand galavard de commissaire divisionnaire et réciproquement !
Toute la question maintenant était de savoir si cette sympathie en était restée là ou bien elle s’était concrétisée dans un passage à l’acte, comme l’écrivait la main anonyme. Une chose sautait aux yeux : depuis quelques mois, son épouse se soustrayait au devoir conjugal, prétextant un mal de tête ou se plaignait d’être déclavetée d’un côté ou de l’autre, alors qu’avant, non seulement elle y consentait de bien bonne grâce, mais elle en prenait l’initiative plus souvent qu’à son tour.
D’où il déduisait que, lorsque madame désirait boire, elle trouvait désormais à étancher bien peu ni trop sa soif hors de la maison, et à gorgeons qui la désaltéraient joliment. »