L’anecdote est tirée du manga du vin vu par les japonais, best-seller absolu Les Gouttes de Dieu tome 1. Elle est très caractéristique de l’extrême érudition des auteurs, une érudition pointilleuse, très attachée à une forme de lecture du vin à la fois descriptive et lyrique, très pédagogique aussi. Les protagonistes sont pour la plupart des œnologues et non des œnophiles marquant ainsi la primauté d’une approche très technique sans pour autant brider l’inventivité des commentaires et les références les plus inattendues : l’Angélus de Millet pour un château Mouton-Rothschild 1982 je cite : « C’est là que se révèle la légère muscade et la figue mûre… Le grain de poivre et autres arômes matures… » « C’est là que la terre ouvre les yeux après un long sommeil… « « Ce vin est un tableau. Avec des traits de pinceaux qui rappellent la terre labourée, pinceau qu’il a fait repasser sur la toile en plusieurs couches telle la charrue dans le sillon… » « C’est la tableau le plus connu de Jean-François Millet… » « L’ANGÉLUS ! » Ça peut prêter à sourire mais ça fonctionne auprès des lecteurs c’est donc que ça leur parle. C’est l’essentiel. Une telle adéquation devrait nous amener à réfléchir sur la façon dont nous transmettons auprès des jeunes générations la culture du vin. Conjuguer la tradition avec les codes des jeunes, leur raconter des histoires sur leurs supports favoris, les intéresser, les captiver, n’est pas chose facile mais ce n’est pas pour autant qu’il ne faille s’y atteler. Sur mon petit blog je m’y essaie en élargissant le cadre, en sortant de la vision du seul dégustateur, en tentant à ma manière de conter des histoires et de toucher un éventail le plus large possible de lecteurs.
Le héros de l’histoire Shizuku Kansaki fils d’un célèbre œnologue qui vient de décéder, dégoûté par lui du vin par une éducation entièrement tournée vers la connaissance de la dégustation est confronté aux dernières volontés de son père et il engage un parcours difficile. L’épisode qui suit est très caractéristique de ce manga. Pour obtenir l’aide d’un étrange clochard Monsieur Robert connaisseur de vin Shizuku accompagné d’une apprentie sommelière Miyabi doit élucider une énigme. Je vous livre le script :
Monsieur Robert : « jeune demoiselle connais-tu ces deux vins ?
Miyabi : « Oui, ils sont issus de l’un des plus célèbres domaines de Bourgogne, celui de Jean Gros. Le domaine Gros frère et sœur.
« Vosne-Romanée Village » 2001 et…
L’un des meilleurs Grands Crus « Échezeaux » 2002.
Monsieur Robert : « Bah, un imbécile le saurait, il suffit de lire l’étiquette. Cependant…après avoir bus, en saurez-vous autant ? C’est un tout autre problème.
N’est-ce pas très chers ?
Monsieur Robert : « Essayez de savoir en les dégustant… pourquoi j’ai choisi ces deux Vins. »
Shizuku : « C’et équitable. Le temps presse alors… allons-y !
Celui-ci c’est l’Échezeaux. Commençons par le Grand Cru.
Ooh…Bien sûr délicieux. Bon au suivant »
Miyabi intriguée pense « Pourquoi a-t-il parlé d’énigme ? Un « Village » et un Grand Cru sont censés être aussi différents que le jour et la nuit en matière de goût et de bouquet…
Qu’est-ce qu’il pourrait y avoir de plus ? »
Shizuku goûtant le « Village » intrigué « Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Celui-ci est…
Miyabi parmi les Bourgogne, un Village et un Grand Cru sont censés être totalement différents, n’est-ce pas ? »
Miyabi « Hein ? Oui en effet, si je me souviens bien… un Village de Gros frère et sœur coûte dans les 3000 yens*… et le très en vogue Grand Cru « Échezeaux » par contre… coûte plus du double au moins. » * 19 euros
Shizuku « Je me fiche du prix. Explique-moi avec des mots pas des chiffres.
Miyabi « O… OK !
Ce qui fait un Grand Cru, c’est que tout l’environnement du vignoble… la qualité de la terre, l’ensoleillement, le drainage sont reconnus comme de qualité supérieure… Le vin produit à partir du raisin qui y est récolté exprime cette qualité dans son goût et son arôme… On appelle tout ceci, autrement dit la qualité de la terre et de l’environnement de la vigne : LE TERROIR.
Par contre pour les Village soit on mélange des raisins récoltés en différents endroits de la commune… soit on emploie des raisins de moins bonne qualité et les caractéristiques du terroir ne se ressentent en fin de compte pas bien dans le vin.
Shizuku « Je vois…
J’ai l’impression que la robe de l’Échezeaux est légèrement plus épaisse… C’est peut-être dû à la différence de millésime… La récolte de raisin de 2002 a été bonne en Bourgogne, ce qui en fait une « grande année » et les vins riches y sont nombreux… 2001 n’était pas aussi bonne…
Shizuku se concentre, se parle intérieurement « Ne pas avoir d’à priori sinon je ne résoudrai jamais l’énigme qu’ils posent…
Un verger entouré de fleurs rouges… sous mes pieds de la menthe et de la cannelle… et bien d’autres herbes déploient leurs feuilles.
Entre mes mains je tiens des cerises noires, des prunes, des fraises mûres… et je sens la fragrance très légère d’une sorte d’orange… dans ma main droite comme dans la gauche, je sens exactement les mêmes poids en arômes et goûts de fruits… Je ne vois aucune différence… Je m’en doutais… ces deux vins sont…
Monsieur Robert « Tu as fini ? »
Shizuku « Oui… »
Monsieur Robert « Alors je te repose la question… Quelle est l’énigme de ces deux vins ? »
Shizuku « Dans les deux bouteilles… il y a le même vin. »
Miyabi« Mais… Qu’est-ce que tu racontes Shizuku ! C’est impossible ! Regarde les étiquettes ! Là, un Village ! et là un Grand Cru Échezeaux ! Deux rangs de différence ! Le producteur a beau être le même, ce ne peut être le même vin ! »
Shizuku « Je ne me trompe pas. Ils viennent du même vignoble. Ils sont sublimes tous les deux… Mais en les buvant maintenant je trouve le 2001 meilleur, le goût fruité ne l’alourdit pas… il est mature et juste à point pour être bu. Par contre, comme tu l’as dit, le Grand Cru de 2002 a été une bonne récolte mais… c’est pour ça que j’y sens davantage de lourdeur. »
Miyabi « Oh ! »
Shizuku « Je persiste et je signe. Ces deux vins viennent du même vignoble. Ce sont des frères d’âge différents. »
Monsieur Robert « Ha, ha, ha, ha! Tu es drôle toi ¡ Vraiment très drôle ! Alors que tu n’as aucun savoir théorique sur le vin… en matière de nez et de goût, tu es aussi doué qu’un vétéran avec 20 ans d’expérience ! »
Miyabi « Hein ! Mais alors il aurait… »
Monsieur Robert « Oui ces deux vins ont été faits à partir de raisins venant de la même vigne, celle d’Échezeaux. Bien que la différence de prix entre les deux soit de plus du double… ce sont bien des « frères ».
Miyabi « Comment cela est-il possible monsieur Robert ? »
Monsieur Robert « À cause des principes du producteur Bernard Gros. Il était d’une famille de fameux viticulteurs… Le fils cade de Jean Gros. Le vignoble où l’on récolte le raisin pour le Village faisait au départ partie de la parcelle du Grand Cru Échezeaux. Parce qu’il trouvait que trop peu de temps s’était écoulé depuis le replantage des ceps. Il a décidé de se contenter de l’appellation Village jusqu’en 2001. »
Miyabi « Ça alors…C’est si radical… »
Monsieur Robert « Les vrais vignerons se soucient peu de leur bénéfice… Tout ce qu’ils veulent, c’est pouvoir proposer de bons vins dont ils sont fiers. »
Shizuku « Mais pourquoi une vigne jeune est-elle dédaignée ? »
Monsieur Robert « Pff… Il y a plusieurs raisons… La première c’est que les racines d’un jeune cep ne plongent pas assez profondément… pour pouvoir aller puiser la force qui dort au cœur de la terre… et n’ont donc pas assez de minéraux et d’aliments pour se nourrir au mieux. »
Shizuku « Je vois… »
Miyabi « C’est pour cela que tu as senti la différence de millésime. Lae Village te semblait plus léger. »
Monsieur Robert « Shizuku…
Shizuku « Ou… Oui ?
Monsieur Robert « Rappelle-toi toujours…ce que tu viens de ressentir… C’EST LE TERROIR ! »
