L’état pigmentaire de nos élites ne laisse aucun doute sur la véracité de mon affirmation, sur les écrans de la télévision : politiques, patrons, peoples arborent tout au long de l’année un hâle plus ou moins prononcé. Signe de puissance, de différenciation sociale : le bronzage accompagné du port ostensible de son accessoire obligé, les lunettes de soleil – dont le format est de plus en plus voyant – est un phénomène social qui mérite qu’on s’y arrête un petit instant en une période de l’année où l’activité principale de beaucoup de nos concitoyens va consister à se dorer au soleil. Pour ma part étant un mauricaud, je prends le soleil sur mon vélo ce qui me vaut de me faire chambrer par ceux d’entre vous que je croise. Je le prends très bien eu égard à ma position si éloignée des lieux de pouvoir
Commençons sur ce sujet d’apparence léger et fort éloigné de notre idolâtrie pour le divin nectar – la suite de ma chronique vous prouvera le contraire – par la grosse déconnade : le film culte de Patrice Leconte « Les Bronzés ». L’extrait http://www.youtube.com/watch?v=VmibMalA3Pw est un hymne aux produits du terroir et nous offre, comme dans les « Tontons Flingueurs » une séquence avec des commentaires bien sentis sur la boisson : « ça déboucherait un chiotte ! » « c’est goûtu » « ça du retour »
Continuons par du sérieux : « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau » écrit Paul Valéry dans l’Idée Fixe en 1931.
Pour Pascal Ory, très sérieux historien, dans « L’invention du bronzage » c’est l’une des grandes révolutions culturelles du XXe siècle que « celle qui a conduit le canon de beauté pigmentaire occidentale de l’ordre du marbre à celui du bronze… » La révolution du bronzage, originellement « action de recouvrir un objet imitant l’aspect du bronze » va toujours consister à se « recouvrir d’une couche et de soigner son apparence. »
Mais le pire pour nous, les mâles dominants, c’est que cette révolution « impliquera d’abord les femmes, même si la différence avec les périodes antérieures – avec toutes les périodes antérieures, ce qui est capital – tiendra dans le fait que, cette fois, un mouvement culturel mis en image et, en quelque sorte, en scène à partir du sexe féminin va, du même mouvement, impliquer les hommes. »
De grâce ne me jetez pas à vos chiens parce que j’ose écrire que l’irruption des femmes dans l’univers du vin pourrait, elle aussi, produire des effets sur des siècles et des siècles de conception exclusivement « mâle » du vin. Ce n’est ni un avertissement, ni même une hypothèse, mais une simple remarque.
Pascal Ory souligne que dans les sociétés méditerranéennes antiques, Sénèque, « mâle dominant d’une société dominé par les mâles », dans ses lettres à Lucilius, écrit à propos des thermes, lieu réservé aux hommes, « il faut qu’on se hâle en même temps qu’on se baigne » et qu’il est démontré que « la valorisation du teint pâle vaut pour les femmes des dites élites, considérées ici comme de précieux trésors, signes extérieurs de richesse, de supériorité et, à cet effet, gardées à l’abri des regards des autres mâles en même temps qu’à l’abri du soleil. » L’Ancien Régime épidermique qui semblait établi pour les siècles des siècles, résistant, jamais remis en cause jusqu’aux abords de la Première Guerre mondiale où encore « les métaphores multiplieront les imageries jouant avec les épiphanies du blanc, en empruntant à tous les ordres – minéral, végétal et animal – Aristocratique ou populaire, lys dans la vallée ou Blanche Neige, la carnation de la femme belle aura à voir avec le lys, l’ivoire, l’albâtre, le marbre ou la neige (...) A contrario, le suspect, le vicieux, le Mal seront associés aux teints « mat », « basané », « cuivré » et autres « olivâtre ».
Mais alors me direz-vous comment est-ce arrivé ce grand basculement ? Le format de ma chronique ne permet pas de vous apporter toute la lumière mais, pour les plus courageux, la lecture du livre de Pascal Ory – hors un vocabulaire parfois rébarbatif – les éclairera. Je puis seulement vous dire que les 2 réponses faciles : Coco Chanel et les congés payés sont écartées au profit d’un constat « que toute cette affaire, c’est le mot, se ramène à une question commerciale ». En clair ça pourrait se résumer en : « Et l’oréal vint » avec son produit phare Ambre Solaire crème solaire lancée en 1935 par Eugène Schueller. Certes il faudrait rendre à Jean Patou et son huile de Chaldée la paternité de celle-ci, mais la partie décisive s’est jouée à la radio avec l’irruption du plus grand publicitaire de sa génération : Marcel Bleustein-Blanchet. L’Oréal, Publicis, les rouleurs compresseurs de la société de consommation ont eu un allié de choix dans la gain de cette bataille : le produit sent les vacances…
Pour terminer, et sans conclure, dans l’univers des produits culturels, qui ne sont pas de première nécessité, le goût est toujours daté. Rien n’est jamais inscrit dans le bronze. Il faut savoir anticiper les grands virages, tenter de satisfaire un désir qui change. À titre d’exemple, en France, en un demi-siècle, l’hégémonie absolue du tabac brun, mâle, a cédé la place à une hégémonie absolue du tabac blond, féminine. Comparaison n’est pas raison mais se faire observateur attentif des tendances lourdes de nos sociétés ne nuit pas.