Ce matin j'accueille avec grand plaisir Michel Chapoutier sur mon "Espace de Liberté". Michel fait partie de ceux qui ont lu sans oeuillères, ni à priori, mes écrits de 2001. J'ai le souvenir, lorsque je me faisais harponner dans les allées d'un salon ou après un énième débat, d'un Michel Chapoutier qui plantait son regard rieur, auréolé par ses petites lunettes, dans les yeux de mes interlocuteurs, pour leur lancer pince sans rire, un peu provocateur, je suis "berthomophile". Michel est un passionné. J'aime les gens qui exercent leur métier avec passion. Ils font avancer le monde. Prenez le temps de lire les réponses de Michel Chapoutier. Commentez. Pensez-vous que vous puissiez trouver ailleurs que sur Vin&Cie une telle variété et une telle richesse de débats ? Péché d'orgueil peut-être mais dans la médiocrité actuelle des partisans du Kroskill des AOC je trouve qu'ici nous élevons le débat. Bonne lecture.
1ière Question :
Michel Chapoutier bonjour, lors d’une récente conférence lors du 5ième rendez-vous annuel des vignerons bios d’Alsace vous avez notamment déclaré « En vinification, l'art du vigneron c'est de venir interrompre une phase naturelle de décomposition, de retour du végétal vers le minéral pendant la fermentation alcoolique, et de s'extraire de ce chaos en redonnant une dimension de vie. » « Je suis obsédé par l'inertie thermique » « Beaucoup de vins sont issus d'une grande œnologie et d'une agronomie pitoyable. L'œnologue prend trop d'importance. » Pouvez-vous nous expliquer ce que la biodynamie apporte à vos vins ?
Réponse de Michel Chapoutier :
La fermentation « naturelle » est la transformation du sucre en alcool, par l’action des levures, puis de l’alcool en acide, par l’action des bactéries. Par définition donc, le vin n’est pas simplement naturel puisque l’art du vigneron est d’interrompre cette réaction naturelle au niveau de l’alcool. Sans l’intervention humaine du vinificateur, le vin n’est pas. En effet, en présence de ces fermentations, nous sommes face à un processus de décomposition par lequel le végétal redevient minéral. C’est pourquoi je m’étais permis d’appeler ce processus : processus de chaotisation.
Pour l’anecdote, certaines expérimentations biodynamiques cherchent une logique en choisissant des jours fruit pour les interventions importantes en vinification. Cela me parait de plus en plus inapproprié à la logique biodynamique car, si nous considérons la fermentation comme une chaotisation où le végétal redevient minéral, la logique serait de considérer le jour racine comme jour propice.
Mon intérêt pour la biodynamie s’est construit par l’observation du résultat qualitatif au niveau des vins dégustés en tant qu’amateur de vin, ensuite, ne voulant pas me laisser aller à des dérives trop ésotériques, par la volonté de marier recherche expérimentale et recherche fondamentale.
En tant que pur autodidacte, non conditionné par la norme universitaire, il a fallu, par mes petits moyens, que j’observe, comprenne et apprenne l’agronomie.
Lorsque l’on observe l’évolution des rendements en parallèle à l’évolution de l’extrait sec, très rapidement on se rend compte qu’agronomiquement on favorise la production de « pompe à flotte » (et flotte chère et de piètre qualité).
J’ai toujours regretté que nos gouvernants n’aient jamais eu l’originalité ou le culot d’obliger les légumiers ou les maraîchers à associer sur leur étalage le prix du gramme d’extrait sec à côté de celui au kilo.
Ainsi, nos braves défenseurs de l’agriculture plus raisonnée en rendement, mais avec un prix de revient plus coûteux, auraient pu tirer leur épingle du jeu. Un abricot à 2€ pourrait avoir un prix au gramme d’extrait sec largement inférieur à celui de 1 €, le consommateur peut comprendre si on veut bien le lui expliquer.
Le produit agricole fragilisé issu de rendement exagéré est vite devenu la norme. Si nous prenons l’exemple de la profession viticole, certaines théories œnologiques sont basées sur des approches sécuritaires car partant du principe que la matière première est potentiellement fragile et donc carencée. Le vinificateur devient un « toubib » qui fait une médecine purement curative.
De nos jours, on voit des œnologues se rendre de moins en moins dans les vignes. Les normes analytiques les intéressent plus que le goût, les saveurs ou la texture. Le vinificateur est devenu trop pragmatique au détriment de sa créativité.
Qu’est-ce que la biodynamie apporte à nos vins ?
Bio = vie - Dynamie= en action
On utilise la force de vie par opposition à l’agriculture traditionnelle (herbicides, insecticides…) où les forces de mort règnent.
La logique de l’agriculture par la puissance de la mort arrive à ses limites car face à l’agression, à la mort, le nuisible doit lutter et s’adapter pour créer sa propre résistance. Ainsi, il est capable de muter pour apprendre à résister comme il est capable de muter pour accélérer sa reproduction et compenser les pertes dans son espèce.
Nous faisons des AOC parce que nous nous attendons à ce que dans le terroir : le climat (climat + millésime), le sol (pédologie + géologie), l’humain (tradition + talent) s’expriment.
Le minéral se transmute en végétal par l’activité des micro-organismes présente autour de la racine. Ces oligoéléments, présents dans le raisin, vont influencer la flore levurienne indigène qui amènera la signature aromatique propre à son sol. Si on veut que le sol influence la partie du terroir, le vin, il faut bien respecter et encourager la vie. Pour cela, une des réponses est la biodynamie.
2ième Question :
Depuis votre arrivée à la tête de l’entreprise familiale en 1989, Michel, votre vignoble est passé de 80 à 300 hectares, vous êtes présent dans le Languedoc, les Coteaux d’Aix, Banyuls et jusqu’en Australie, où vous exploitez 70 hectares en joint-venture et où vous prévoyez d’en planter 230 de plus d’ici à cinq ans. Quel appétit ! Dites-nous ce qui vous anime Michel Chapoutier ? Dans la patrie du small is beautiful, des vignerons stars, où vous situez-vous ?
Réponse de Michel Chapoutier :
« Lorsque j’ai rejoint l’entreprise familiale, mon grand-père était le propriétaire et mon père le dirigeant.
En 1990, cette entreprise était au bord du dépôt de bilan et j’ai eu l’opportunité de l’acquérir.
Je ne me considère donc pas comme un héritier étant donné que j’ai acheté cette entreprise et qu’il a fallu la ressusciter, la ranimer.
Ce qui m’exaspérait le plus, en tant qu’amateur de vin, était que le goût, la signature Chapoutier prenait le dessus sur la typicité de l’AOC. Je considérais que cela était un irrespect du consommateur à qui on proposait un AOC.
En effet, l’acteur dans le domaine du vin devrait savoir se subordonner à son terroir s’il veut revendiquer l’AOC.
Dans cet esprit, j’ai mis en place le système des sélections parcellaires avec, non pas l’ambition de faire le meilleur vin possible (la notion de meilleur est subjective, subordonnée au goût de l’acteur) mais la volonté de faire la meilleure photo du terroir. Nous considérons le millésime comme partie intégrante du terroir et nous n’allons en aucun cas essayer de le corriger (chaptalisation, acidification, levurage …). Nous ne sommes pas là pour juger si le millésime mérite d’exister ou non, donc quel que soit le millésime, grand ou petit, la sélection parcellaire naît. Ainsi, sur l’Ermitage, on se promène sur 4 terroirs différents en rouge et sur 3 terroirs différents en blanc. Avec 300 m de distance, où le climat, le cépage, la viticulture et la vinification sont strictement identiques. Seules la pédologie et la géologie varient. Nous voyons combien le sol, quand on le laisse parler, peut influencer le vin.
N’ayant pas les moyens financiers d’acquérir de nouveaux terroirs dans le nord de la Vallée du Rhône (qui étaient beaucoup plus chers), j’ai pu satisfaire ma curiosité et mon enthousiasme en devenant pionnier et en allant chercher des terroirs dont le prix à la parcelle ne reflétait pas le potentiel qualité. C’est ainsi que je me suis orienté vers le Tricastin, le Roussillon, l’Australie et le Portugal.
Je suis très attaché à notre philosophie de joint-venture car c’est un échange intellectuel et professionnel basé sur un équilibre 50 – 50. Là, les associés sont obligés de s’entendre, la notion de pouvoir et de la propriété est neutralisée. Il y a forcément une émulation intellectuelle et professionnelle lorsque deux passionnés s’associent pour créer un nouveau vin.
En fréquentant les milieux biodynamiques et biologiques, j’ai parfois été agacé par certaines attitudes un peu hostiles vis à vis de ma volonté de croissance. Trop souvent lorsqu’une entreprise a des ambitions de croissance, elle est perçue comme méchamment capitalistique.
Si l’on veut que l’agriculture biologique et que l’agriculture biodynamique avancent, il faut obligatoirement s’appuyer sur l’aide de la recherche fondamentale. Les acteurs de ces agricultures ne doivent pas critiquer l’INRA, le CNRS ainsi que les entreprises qui peuvent dégager les fonds pour contribuer au financement de la recherche fondamentale.
J’ai voulu démontrer qu’une entreprise pouvait être florissante avec une ambition de croissance, tout en restant fidèle à sa philosophie de travail et à son exigence de qualité.
Nous avons un taux de personnel dans les vignes extrêmement important. Nous ne faisons aucun sacrifice sur l’apport en ressources humaines au niveau viticole et nous le compensons simplement par de l’investissement supplémentaire au niveau commercial. Ceci nous permet d’avoir le courage et le savoir-faire pour vendre nos vins au vrai prix.
3ième Question :
Vous êtes aussi, Michel, à Inter-Rhône, le chef de file des maisons de négoce, et vous siégez au Comité National de l’INAO en tant que représentant du secteur du négoce. Comme dirait Berthomeau « un excellent positionnement » qui vous place à l’intersection des débats qui agitent ces dernières années le monde du vin. Quel regard portez-vous sur la dernière décennie ? Temps d’occasions perdues ou période de remises en cause ? Pour l’avenir, pensez-vous que les réformes en court et la nouvelle OCM vin vont nous mettre au pied du mur et nous permettre de redonner aux viticulteurs de certaines régions des perspectives ?
Réponse de Michel Chapoutier :
Pendant très longtemps, la fragilité économique de mon entreprise m’a obligé à toujours travailler avec un œil sur le compteur de la rentabilité, au risque d’une dérive purement matérialiste.
C’est pour cette raison que j’ai voulu rejoindre le travail collectif et afin d’utiliser la réflexion intellectuelle dans un esprit plus altruiste et collectif. Je me suis donc investi dans le négoce de la Vallée du Rhône. Pour moi, le négociant doit savoir acheter le vrai produit au vrai prix, le bon produit au bon produit. Je me suis toujours battu, et je continuerai à me battre, pour que le négociant ne soit plus ce professionnel qui achetait des produits de moindre qualité pour les mettre sur le marché. Plus le négociant aura des ambitions qualitatives et plus la filière de la production devra avoir le courage de mettre au rebut les vins qui ne méritent pas l’AOC.
Je pense que la Vallée du Rhône est sortie de la crise rapidement et sans trop de dégât au niveau de la production parce que le négoce a su travailler en collaboration avec la production pour financer un stockage tampon intermédiaire.
Je n’aime pas les gens qui revendiquent de manière légère ou de manière un peu trop rapide le libéralisme absolu en matière de vin. En effet, il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui un des gros problèmes de la filière viticole est une triche trop souvent présente.
Le libéralisme, à tout va, va simplement mettre sur la touche le viticulteur respectueux et consciencieux. Le viticulteur tricheur et peu scrupuleux (vignes éponges, surendement, raisins de vin de table qui arrivent par accident dans les zones d’AOC) aura su commercialiser habilement ses excédents. Ainsi, il pourra passer la période de turbulences grâce à son pécule frauduleusement constitué. Sans oublier que ce contrevenant contribue pleinement à l’effondrement des cours.
Dans cet esprit, quand je vois les orientations que nous prenons actuellement, je pense que nous avons enfin compris que l’AOC doit être une garantie de qualité mais aussi de revenu et non pas un acquis social où « parce que je suis dans une zone d’appellation, j’ai droit à ce label de qualité ».
L’export est un magnifique débouché en matière de valeurs ajoutées mais malheureusement certains ont trop souvent la faiblesse d’utiliser l’export comme des marchés de déstockage à vil prix. Lorsque certaines maisons investissent en temps, en argent sur les marchés export pour créer des valeurs de référence des appellations supérieures à ce que l’on trouve sur la moyenne du marché domestique, il est dommage de voir arriver de nouveaux acteurs qui cassent ce travail historique en donnant des référentiels tarifaires déconnectés de toute logique économique. Attention, je n’accuse pas, je constate et regrette, car il faut reconnaître que cette attitude ou faiblesse est la conséquence d’une politique bancaire non adaptée à la profession du vin.
Au jour où j’écris, est discuté au parlement la loi de modernisation économique où, pour des raisons que je ne me permettrais pas de juger, on va de nouveau favoriser la guerre des prix. Ce sont nos acteurs à la base qui vont le payer.
On vendra les vins au moins cher et par conséquence on rémunèrera nos vignerons et nos coopérateurs de moins en moins. Puis ces derniers, qui ne seront plus correctement rémunérés, seront obligés de faire l’impasse sur certains travaux viticoles hautement qualitatifs pour survivre. Je crains que ces logiques ne nous emmènent dans une spirale descendante car si l’on croit augmenter le pouvoir d’achat en compressant les marges, à trop de se rapprocher du plancher, on risque d’y passer à travers.