Paris le 26 décembre 2007
Si je prends la liberté de lancer sur la toile, le lendemain de Noël, cette supplique, cher Régis Debray, c'est pour vous demander un service ; un service que vous seul pouvez rendre à un homme qui va avoir, du moins il l'espère, 60 ans en juillet 2008.
Comprenez-moi, je suis atterré par la dérive mercantile. En effet, alors que depuis bien des années les marchands de 4 saisons nous proposent des fraises en novembre, sans que personne n'y trouve à redire, voilà qu'aujourd'hui les éditeurs et les libraires s'y collent aussi : chez Gallimard boulevard Raspail, où le François de Jarnac aimait aller consulter des éditions rares, sur les étals, dès à présent, on nous propose des piles d'ouvrages célébrant le 40 ième anniversaire du beau mois de mai 1968 - beau car on ne peut nier qu'il faisait beau et chaud en mai de cette année-là. De la Martinière se paye même le luxe de nous allécher avec un vrai-faux pavé, ou un faux-vrai, qu'importe puisque la seule plage qui nous reste à Paris est celle du maire, au mois d'août, et que les pavés s'y font aussi rares que les grands crus classés de Bordeaux*.
Nous ne nous sommes jamais croisé, cher Régis Debray, au temps où vous logiez au Palais de l'Elysée en compagnie d'Attali le flamboyant, de Glavany très fourmi, de Charasse le tonitruant, bretelles et cigare, de l'onctueux et sourcilleux Boublil, de l'étonnant Claude Manceron - qui se souvient aujourd'hui de Manceron ? - de Nallet le sphinx agricole, du tout puissant Rousselet et de bien d'autres. Modeste conseiller, ni haut, ni fonctionnaire, je me contentais d'aller aux déjeuners de Paul Legatte où, à la fin du repas, le photographe maison prenait un cliché de groupe.
Donc, je ne suis qu'un de vos lecteurs parmi beaucoup d'autres, ce qui, vous en serez j'espère d'accord, me confère au moins le droit de vous écrire. Je le fais, ce 26 décembre, en confiant ma demande à l'Internet, sur un bloc-notes, un "blog" dit-on dans une langue qui n'est point d'AOC*, même si vous, le médiologue, trouverez ce procédé un peu cavalier.
Puisque cette lettre est ouverte je dois à mes lecteurs, cher Régis Debray, quelques explications sur les raisons qui me poussent à vous demander ce que je vais vous demander tout à la fin de ce courrier.
Ma demande s'adresse, tout d'abord, à l'auteur de "Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire" chez François Maspéro : je vous cite,
" Comme le souligne lui-même, avec une belle honnêteté, Cohn-Bendit dans le Grand Bazar, la violence de Mai est restée un jeu : on jouait aux cow-boys et aux indiens, sans haine ni stratégie, sans P38 ni renseignements, sans direction ni volonté centrale. La Gauche prolétarienne produisit des interprétations délirantes du réel pour des analyses politiques du réel, mais, malgré quelques mises en scène terroristes (tribunaux populaires de Lens, Bruay, etc.), ses militants restèrent au théâtre, avec des mimes d'apparat maoïstes pour la salle et un mimétisme d'appareil stalinien pour les coulisses. Les B.R. italiennes ont mis le ludique en pratique et le loufoque au sérieux - au pied de la lettre (...)
Ce n'est pas le fusil qui a tort - c'est celui qui vise mal et prend un honnête politicien bourgeois pour un "tortionnaire sanglant à la solde de l'impérialisme". Mais quand on n'ose pas encore donner raison aux fusilleurs professionnels, on commence par donner tort au fusil. Ceux qui ont besoin du fusil ne seront pas dupes du sophisme. Ils reprendront mot à mot le communiqué publié à Rome au lendemain de l'assassinat d'Aldo Moro par six mouvements de libération (sahraoui, chilien, palestinien, érythréen, grec et iranien) dénonçant comme une "aberration" de considérer comme "répressif" le régime libéral italien.Les Brigades rouges ont "confondu la lutte pour les idéaux que sont la justice et la démocratie avec les actes de criminalité contre la société. Ce qu'elles proposent n'est qu'une alternative nihiliste de mort et de destruction au service du même impérialisme dont elles se proclament les ennemies irréductibles" (...) "
Ma demande s'adresse aussi à l'homme décrit par M-A Macciocchi dans Deux Mille Ans de Bonheur chez Grasset, page 418, à propos du livre De la Chine qu'elle venait d'écrire : " Régis Debray, échappé de sa geôle mortelle de Camiri, je le rencontrai un soir au Balzar, le restaurant qui jouxte la Sorbonne, avec Matta et tant d'autres. Tous m'interrogeaient, et à une immense tablée, je parlai jusqu'à une heure du matin. Régis écoutait ; ensuite, comme il m'accompagnait vers mon hôtel, tout en méditant, il répétait de temps à autre : "Mais s'il en va ainsi, nous n'aurions donc pas tort..." Et il ajoutait, curieusement : " Mais toi, tu n'as jamais peur ?".
Même si déjà, vous, Régis Debray, et vous, mes fidèles lecteurs, avez compris où je veux en venir, je formule ma demande en bonne et due forme : " cher Régis Debray vous êtes le seul, en légitimité et en capacité, à pouvoir écrire, en ces temps mous et flous, une nouvelle contribution, modeste ou non, aux discours, émissions de télévision et, peut-être, cérémonies officielles, qui ne vont pas manquer de marquer la célébration du quarantième anniversaire des évènements de mai 1968.
Par avance, merci de bien vouloir vous mettre au travail pour nous livrer, en saison, le fruit de vos analyses, qu'elles me plaisent ou non, moi, le fils d'un paysan du bocage vendéen qui, dans la Nantes, héritière du commerce du bois d'ébène, mais aussi fièrement populaire, n'avait pas encore 20 ans dans les turbulences d'un mai 68 qui lui semblait libérateur.
Vous me feriez plaisir et, puisque je suis aussi grand-père, donc sensible à la transmission, vous contribueriez ainsi à l'édification des générations futures sur un temps où " la France du seigle et de l'apéro et de l'instit, du oui-papa, du oui-patron, oui-chéri recevait l'ordre de décamper ".
Désolé d'avoir été un peu long, cher Régis Debray. En espérant que cette bouteille à la mer ira jusqu'à vous je compte beaucoup sur votre plume et vous prie d'agréer, dans l'attente de vous lire, l'expression de mes plus sincères salutations.
Jacques Berthomeau
*les références aux GCC de Bordeaux et aux AOC ne sont là, dans ce texte, cher Régis Debray, que pour faire accroire à mes fidèles abonnés qu'ils sont bien sur un site consacré au divin nectar.