L’UDR se taillait la part du lion dans le gouvernement Chaban : 27 maroquins – Union pour la Défense de la République, rien que ça – première déclinaison depuis la création en octobre 1958 d’un réel parti gaulliste : l’UNR héritière du feu RPF, ce dont se souviendra Jacques Chirac lors de son OPA sur la vieille maison après son coup de poignard dans le dos de Chaban en 1974 en créant le RPR habile fusion du vieux fonds de commerce gaulliste et de l’appareil verrouillant la mainmise du parti dominant sur la République. Trois Ministres d’État : l’amer Michel Debré à la Défense, le mystique Edmond Michelet aux Affaires Culturelles – on était loin des paillettes et des affaires – et l’apparatchik Roger Frey au poste clé des Relations avec le Parlement. Les centristes ralliés à Pompidou, comme toujours, jouaient les paillassons : René Pleven à la Justice, Jacques Duhamel à l’Agriculture et Joseph Fontanet au Travail. Ce ne sont pas eux qui troubleront les nuits du madré de Montboudif alors qu’en revanche le retour du déplumé de Chamalières, encore jeune et fringant, Giscard dit d’Estaing – la saillie pince-sans-rire du Général, à propos de l’annexion en 1922 du noble patronyme de d’Estaing par Edmond Giscard, lorsque le Ministre des Finances voulut que son nom, à l’instar de celui du père Pinay, soit donné à l’emprunt qu’il allait mettre en œuvre : « Vous avez raison, Giscard cela fera un joli nom d’emprunt » - ne l’enchantait guère. Il voulait Pinay au Finances et Giscard à l’Éducation pour remettre de l’ordre dans le « bordel » initié par Edgard Faure – ce dernier étant le sacrifié du nouveau régime – mais le rentier de Saint Chamond refusa car il voulait avoir les mains libres pour purger les effets sociaux des accords de Grenelle post-soixante-huitard. Georges Pompidou avait toujours en travers de la gorge, les « cactus », le « oui mais », et l’attitude de Giscard à son égard en mai 68, mais comme celui-ci l’a appuyé de manière décisive contre Poher, son entrée au gouvernement était évidente. Le maintien de Marcellin le pétainiste à l’Intérieur, étiqueté RI mais hostile au « modernisme » de Giscard, marquait la volonté de Pompidou de garder la haute main sur le Ministère de l’ordre et des élections. Les ambitions du maire de Chamalières, mijotées dans l’ombre par son porte-flingue Michel Poniatowski étaient trop voyantes pour ne pas être surveillées comme du lait sur le feu.
Pompidou ne s’en tenait pas qu’au verrouillage du gouvernement Chaban, il bouleversait aussi l’organigramme de l’Elysée en mettant fin à la dualité Secrétariat-Général et Cabinet, le premier absorbait le second. Sous de Gaulle, dans l’ombre, le Secrétaire-Général, jouait un rôle capital. Interlocuteur privilégié du chef de l’Etat il était le seul membre de l’équipe à pouvoir entrer à tout moment dans le bureau présidentiel. Le nouveau Secrétaire-Général était l’énigmatique Michel Jobert flanqué d’un adjoint le byzantin Edouard Balladur. Très vite la césure entre la tendance « rive gauche » décidée à donner ses chances à la « nouvelle société », et la tendance « rive droite » résolue à avoir la tête du folâtre Chaban, se dessinait dans l’entourage de Pompidou. L’ancien mendésiste Jobert, sincèrement européen, qui, selon Viansson-Ponté, « est le personnage le plus important de l’Elysée soutiendra loyalement les thèmes progressistes du chef du gouvernement. Balladur, « solide, subtil, distant, rapide » selon Jobert, dévoué à Georges Pompidou, même s’il jugeait aventureux certains projets de Chaban, fera preuve à son égard d’une grande correction. L’autre tendance est emmenée par un personnage qui cultivait son image de la droite France profonde, ultranationaliste : Pierre Juillet. Il était chargé de mission et flanqué de la redoutable Marie-France Garaud, jeune et ambitieuse avocate, qui avait gagné la confiance de Pompidou en démêlant l’imbroglio de l’affaire Markovic. C’était une passionnée, directe, cynique, qui gardait un chien de sa chienne à Chaban car celui-ci l’avait éconduit sèchement lorsqu’elle postulait à son cabinet de la Présidence de l’Assemblée. Impitoyable, bluffeuse, elle allait de suite tout tenter pour nuire au chef du gouvernement. En marge, à côté de ce beau monde, le très fameux secrétariat général pour les affaires africaines et malgaches tenu par le redouté taulier Jacques Foccart dont les fonctions officieuses couvraient un large champ dans le marigot gaulliste où se mêlaient les services secrets, les barbouzards, les affairistes et tout un petit monde interlope où je nageais comme un poisson dans l’eau.