Sous les lambris de ce qui fut, lorsque l’hôtel de Roquelaure fut affecté sous la Monarchie de Juillet au Conseil d’Etat, la salle des séances créée pour l’occasion en 1832 par l’architecte Pierre-François-Léonard Fontaine, Benoît découvrit, dans des conditions d’audition minimale, celui dont le nom, de nos jours, évoque à lui tout seul le tango argentin : Astor Piazzolla. La belle Esther possédait tous ses enregistrements. Assis à ses côtés sur une bergère Louis XV elle le gava comme une oie de cette musique envoutante. Ce fut radical. Tous les petits nœuds qui l’enserraient se déliaient sous l’impact des accords vertigineux du bandonéon de Piazzolla. Envouté, chamanisé, sa tête « de Blanc qui croît détenir le pouvoir de commander au mouvement en s’opposant à lui, au lieu d’aller avec lui, de se fondre en lui, d’abord, et d’obéir ensuite à ce que décide le corps », comme l’écrivit Gheerbrant bien plus tard, abdiquait. Possédé par la musique, lorsque, sans même prendre la peine de le lui demander, il enserra la taille d’Esther pour l’entraîner sur la piste de danse, ses pieds effleurèrent à peine le parquet, tout son corps faisait corps avec le sien, ils traçaient des diagonales, muscles tendus, regard perdu, en une liberté nouvelle proche de celle qu’il avait connu dans les jeux de l’amour. Lové dans cette musique du diable ils enchaînaient, sans la moindre césure, des mouvements d’une sensualité torride, à la fois charnelle et éthérée, proche de l’extase. Le retour sur terre, à l’instant où le saphir dérapait sur la plage lisse, proche de la petite mort, le laissait pantelant. Esther glissait sa main sous sa chemise mouillée de sueur avant de murmurer « Vous m’avez bouleversé… »
Le tango, est un merveilleux exhausteur d’une sensualité pure, l’imbrication de leurs corps, bassins quasi-soudés, le frôlement de leurs cuisses, le choc permanent de leurs poitrines, le galvanisaient sans le mettre en érection. Domination, abandon, le tango est certes machiste mais il érotise les corps, les esthétise, sans les faire basculer dans la bestialité de l’accouplement. Esther et lui en restèrent à ce stade suprême de l’érotisme. Repus, nous ils montaient prendre une douche commune. Benoît la caressa, elle le caressa. Ils s’installèrent sur son lit de repos, bavardèrent, son père étant argentin elle savait tout sur Piazzolla. Benoît, apaisé, l’écoutait lui raconter les années parisiennes de celui-ci lorsque, boursier, il entre dans la classe de Nadia Boulanger, découvreuse de pépites : Quincy Jones, Lalo Schifrin, Léonard Bernstein, va l’aider à se transcender, à se débarrasser de sa frustration de « tanguero » qui rêve d’être Bartók ou Stravinsky. Être soi-même, revisiter ses origines, utiliser l’inépuisable vivier de l’art populaire pour créer une musique contemporaine, Astor Piazzolla avait trouvé sa voie. Benoît aussi venait de trouver la sienne, jamais il ne serait un grand écrivain mais il allait écrire. Esther, elle, avec qui il dînait une fois par semaine, trouva vite sa voie : elle devint l’attachée parlementaire d’un vieux sénateur influent de la majorité avant de fonder quelques années plus tard un cabinet de relations publiques.