De tous les coins de l’hexagone, qui sait encore combien il y en a, montent des cris d’horreur, la peur s’emparent des chroniqueurs, pensez-donc deux pépites de nos belles AOC blindées de typicité le Clos Rougeard 11 ha à Saumur et Bonneau du Martray 11 ha en Bourgogne, vont quitter les braves mains de l’exploitation familiale(les frères Foucault et la famille Le Bault de La Morinière depuis 200 ans) pour tomber dans l’escarcelle, comme l’aurait dit feu Georges Marchais, entre les mains du grand capital : Martin Bouygues béton&téléphon pour le premier, et Stanley Kroenke, riche homme d'affaires américain qui a construit une partie de sa fortune dans l'agriculture et qui possède des participations dans plusieurs équipes de la NBA, principal actionnaire du club de football d'Arsenal au Royaume-Uni. « Il possède surtout, en Californie, l'un des plus grands vins de la Napa, Screaming Eagle, dont chaque millésime est délivré au compte-gouttes à des clients priés de réserver leur allocation des mois à l'avance. Il possède également en Californie les domaines Jonata et The Hilt. »
Pourquoi ?
À priori pour régler ou anticiper des problèmes de succession… je ne connais pas le fond des deux transactions sauf que dans le cas de Bonneau du Martray il s’agit d’une prise de participation majoritaire dans le capital et pour Clos Rougeard d’une vente de propriété pure et simple.
J’entends à nouveau monter les lamentations et surtout la fureur des chroniqueurs : tout ça c’est la faute au grand prédateur fiscal qu’est l’État français.
Je suis tout prêt à en convenir, les droits de succession obligent souvent les familles à vendre pour satisfaire le financement des parts des héritiers non exploitants.
Cependant, je me permets de faire remarquer que les choses ne sont pas aussi simples :
- Dans une vente il y a bien sûr deux parties, ce qui a pour conséquence que le ou les vendeurs cherchent à valoriser au mieux leur bien et qu’ils se tournent vers ceux qui peuvent satisfaire leurs exigences. Les bons sentiments et le reste n’ont guère de prise sur cette dure réalité.
- Et là, en fonction de la notoriété commerciale du cru, intervient la valeur foncière, gros mot par excellence mais qui, si je puis l’écrire, n’est qu’un plancher, l’acheteur, et dans les 2 cas c’est le cas, est prêt à aller bien au-delà pour emporter l’affaire.
- Alors, le transfert ne se fera plus de famille à famille, il y a belle lurette que c’est le cas à Bordeaux, mais en direction de mains capitalistiques pour qui, rapporté à leurs moyens financiers, cet achat représente l’épaisseur du trait.
- N’oublions pas, qu’à St Emilion, le classement à la mode d’Hubert avait pour objectif principal de booster la valeur du foncier des propriétés du haut du panier. Là, c’est un peu le pompier pyromane…
- Rappelons aussi comment Bernard Arnault a exfiltré Mr de Lurs Saluces d’Yquem avec la complicité des nombreux ayants-droits et plus modestement comment François Des Ligneris dû baisser pavillon face aux exigences de ses sœurs.
- Y’ a aussi les SAFER, mais que peuvent-elles ou que veulent-elles vraiment ? Aux professionnels qui les dirigent de nous le dire.
- Quantitativement ces quelques hectares ou ouvrées ne vont pas changer la face du monde du vin en France et il faut savoir raison garder. Les acquéreurs ne vont pas tuer la poule aux oeufs d'or.
Mais, même si tout ne fout pas le camp, il est tout à fait légitime de se poser la question : Que faire donc face à cette règle d’airain de la concentration entre quelques mains des plus belles pépites, qui prévaut depuis toujours et partout dans le monde des affaires ?
À l’époque où j’occupais un fauteuil sous les ors de la République, alors que les prix des terres n’avaient pas encore été saisi par la folie des grandeurs, j’avais demandé à la CNAOC et à son président de l’époque : Mr de Lambert, propriétaire du château de Sales le plus étendu de Pomerol, d’entamer une réflexion sur ce sujet.
Des solutions pour éviter de vendre la propriété en cas de succession il en existe dans le droit actuel, je ne vais entrer dans le détail du droit des sociétés (Bonneau du Martray en est une), mais si l’on souhaite innover en matière d’exploitation familiale on se heurte très vite à la réalité de ce qu’elle est, car les biens servant à l’exploitation sont des biens personnels.
C’est donc la quadrature du cercle, chacun reste sur des positions de principe, car étant donné l’hétérogénéité économique des exploitations familiales, une petite minorité assise sur un tas d’or potentiel, et le reste qui n’a rien à envier aux autres exploitations agricoles, au nom de l’égalité de traitement cher au Conseil Constitutionnel, je ne vois pas de solutions juridiquement applicables.
Que faire alors face à un tel blocage ?
Sortir de l’illusion, regarder la réalité bien en face, arrêter de se bercer d’illusions, de se raconter de belles histoires, pour aborder ce que sont réellement nos fameuses AOC-IGP, les viticulteurs et les vignerons qui en constituent la pâte humaine, et réfléchir, anticiper, sur la nouvelle donne économique, commerciale et sociale.
Les deux ventes évoquées, qui ne touchent qu’une poignée d’hectares survalorisés, ne sont que les symptômes de l’accélération de changements profonds. D’un côté les pépites, de l’autre les scories de nos AOP-IGP bradées à deux balles dans la GD, avec certes entre les deux des vignerons qui s’en sortiront et avec qui il serait urgent d’élaborer un droit adapté à leur situation.
Choisir !
Ce n’est qu’un vœu de ma part, c’est l’époque, je ne suis plus qu’un observateur engagé, qui a, en son temps subi la loi des yaka et des faukon, l’inertie des dirigeants et des gens de pouvoir, mais qui, au travers de son petit espace de liberté, perçoit des signaux à bas bruit qu’il faudrait cesser de traiter par le mépris.