Au tout début de ma carrière, les Finances, le gratin des hauts-fonctionnaires c’était Rivoli, mais en dépit de la résistance de Balladur celui-ci fut « déporté » à Bercy dans un navire-amiral de style post-soviétique, œuvre de Paul Chemetov.
Aujourd’hui Bercy c’est tout à la fois un Palais des Sports où l’on chante aussi et la grande cabane abritant ce qui se veut encore la fine fleur de l’Administration Française…
Si je vous parle de Bercy c’est parce qu’André Deyrieux, l’homme qui est fou d’œnotourisme, m’a mis la puce à l’oreille en écrivant ceci « La vraie entrecôte Bercy, servie aux négociants en vin du quartier, était à l’origine une viande chevaline grillée accompagnée d’une sauce à base de vin blanc, d’échalotes et de citron, et servie avec du persil et du cresson. Mais le plus indispensable, c’est le feu de bois… fait avec des tonneaux non réparables ! Et regardez bien, écoutez bien… dans chaque verre de vin, il y a une histoire… »
Lire à propos de la viande de cheval « Pourquoi l’interdiction de l’hippophagie a-t-elle été aussi tenace jusqu’en 1866 ? »
Ce Bercy a commencé de s’engloutir, d’être rayé de la carte « En septembre 1979, les bulldozers font une irruption brutale dans la tranquille cités des vins… Quelques coups de butoirs et les chais Joninon et Saillard sont à terre ; puis c’est la maison Badoc, cour Canonge… si caractéristique avec son mur peint en jaune ; puis les chais Chamard, rue de Nuits… les rues sont dépavées, les poutres brûlées, triste spectacle que cette agonie, vision désolante que ces rues qui disparaissent […]
« … Seules les cuves en ciment armé offrent quelque résistance, véritables monuments érigés à la gloire du vin, phares symboliques qui se dressent dans une mer de ruines…»
C’est la plume de Lionel Mouraux dans son livre Bercy qui, après avoir retracé l’histoire de ce lieu du vin dans la capitale, nous décrit le début de son agonie. Lorsque j’ai travaillé à la SVF nous avions encore à Bercy un chai plein de vieilles bouteilles poussiéreuses et dépourvues d’étiquettes, des tirés-bouchées comme on le dit dans la profession. Les anciens de Bercy me racontaient des anecdotes savoureuses de ce lieu étrange où l’ensemble du monde du vin se côtoyait dans une confraternité qu’il ne retrouvera jamais.
Afin d’éclairer la lanterne de ceux qui pensent que le monde du vin a commencé avec eux, qui ne prennent même pas la peine de comprendre le passé, je vous propose quelques extraits de ce livre de mémoire.
« À peine a-t-on franchi l’ancienne barrière de la Râpée, qu’on aperçoit de tous côtés sur le quai qui manque de largeur, de longues files de tonneaux symétriquement rangés sur les berges ou voiturés sur des haquets ou autres véhicules.
Il faut avoir été témoin de l’animation qui règne en semaine sur ce quai, pour pouvoir s’en faire une idée. Ce ne sont que négociants, courtiers, commis, allant, venant, munis de leurs inséparables outils, tasses d’argent, pince et foret, occupés ceux-ci à faire charger le liquide, ceux-là à les faire goûter aux clients, qui, en leur qualité d’acheteurs, affectent de toujours trouver le prix de la marchandise trop élevé. »
« En 1820, selon un rapport du maire, M. Gallois, 3000 bateaux par an déchargeaient leur cargaison dans le port […] En 1847, la voie publique du quai fut pavée. Le nouveau pont Louis Philippe, qui fut inauguré en 1832, donna au port une grande importance.
La berge sur laquelle étaient entreposée les marchandises (en particuliers les tonneaux) constituait une zone franche, c’est-à-dire exempte de droits. Le négociant destinataire devait, bien entendu, payer aux postes de l’octroi, installés sur le quai, un droit afin de disposer de sa marchandise. »
« Représentez-vous un mouvement perpétuel de voitures, deux lignes de petits bureaux, d’innombrables fûts pleins ou vides de toutes contenances, dispersés çà et là, et gerbés en bouquets. Les travailleurs sont à l’heure, avec la grande blouse, la cotte et le grand tablier de forte toile ou de cuir. Ils remplissent et préparent les pièces que les voituriers vont charger… rincent les futailles en faisant rouler dans le ventre des douves une chaîne de fer, introduisant la mèche de soufre devant leur ôter le mauvais goût, et collent les vins pour les clarifier. Et puis, c’est le maillet des tonneliers qui retentit sur les futailles…
… Comme sur le port, les marchands et les courtiers sont occupés à faire goûter le vin aux clients… le courtier, c’est là sa science principale, a rempli plusieurs fois sa tasse d’argent à divers fûts, il a mêlé le tout dans un pichet. Est-ce là le goût, la couleur qu’il vous faut, ô ! Cher Client !... » Alfred Sabatier
« Revenons au port et à la berge qui, non seulement est une terre d’accueil pour le vin acheminé par voie d’eau, mais aussi un havre des plus agréable pour négociants et clients, ouvriers, canotiers ou artistes, bref pour le Paris populaire et mondain. C’est en cet endroit que se concentrent cafés, restaurants, auberges et guinguettes. La population de ce quartier suffisait déjà à leur assurer une clientèle nombreuse…mais leur développement n’aurait certainement pas été aussi grand, sans l’existence de cette position hors barrière, qui faisait consommer ici le vin moins cher. Ainsi tout le « Paris de la Soif » se précipitait en ces lieux hospitaliers, pour sacrifier son penchant à la « dive bouteille ».
« Si Bercy avait la réputation d’être, pour tout un public parisien l’un des endroits les plus gais de la capitale, il n’en demeurait pas moins, en particulier sur le port, un lieu de transactions entre professionnels et clients. Aucun marché digne de ce nom ne se traitait en dehors de la table… De deux choses l’une, ou bien « l’affaire » se révélait modeste, on goûtait alors la cuvée de quelques vins nouveaux au-dessus des futailles et l’on invitait le client à sa table, sans façon… ou bien il s’agissait d’une grosse affaire qui méritait une discussion dans la chaude ambiance du « Rocher de Cancale » ou des « Marronniers ». Et dans ces « lieux saints », l’affaire se concluait bien souvent avant le pousse-café. »