Ce jeudi il planait sur Paris comme un parfum de désenchantement, de frustration, d’impuissance... Il en est toujours ainsi lorsque vient le temps du reflux surtout lorsque la formation de la vague, sa montée, sa puissance s’appuient sur des forces contradictoires, antagonistes. Il n’y eut point vraiment de tempête mais l’enchaînement de séquences d’un scénario sans surprises. Pour autant, bien plus que ce que semble révéler la surface des choses ce qu’il faut chercher à comprendre c’est ce que masquent ces jeux de rôles, ces postures, cette impuissance.
« Quand la France s’ennuie... » écrivait Pierre Viansson-Ponté dans le Monde du 15 février 1968 « La jeunesse s'ennuie. Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même. Ils ont l'impression qu'ils ont des conquêtes à entreprendre, une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l'absurde à opposer à l'absurdité. Les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d'Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de l'homme. Quant aux jeunes ouvriers, ils cherchent du travail et n'en trouvent pas. Les empoignades, les homélies et les apostrophes des hommes politiques de tout bord paraissent à tous ces jeunes, au mieux plutôt comiques, au pis tout à fait inutiles, presque toujours incompréhensibles. »
Attention, je ne suis pas en train d’écrire que nous sommes à la veille d’un de ces spasmes violents dont nous sommes si friands, je n’en sais fichtre rien, mais de constater que le malaise actuel trouve en grande partie ses origines dans une somme de peurs, d’angoisses, d’absences de perspectives et que je pourrais titrer une chronique, en paraphrasant Viansson-Ponté, « Quand la France à peur... » Mais, comme je ne suis qu’un petit chroniqueur, sans responsabilité publique, simple citoyen-électeur, je ne m’aventurerai pas sur ce terrain. Bien au contraire, ce matin, à la manière d’un antidote à la morosité, je vais m’efforcer d’être léger, inconséquent, parisien au meilleur sens du terme, en vous contant mon dernier pèlerinage en un haut lieu du parisianisme germanopratin : le café de Flore sis comme il se doit au bord du Boulevard Saint-Germain.
Je pédalais donc en provenance du café Coste de Beaubourg où les garçons sont aimables comme des portes de prison. Rendez-vous oblige pour finaliser une future collaboration sur mon espace de liberté. Temps vif qui me comblait d’aise. J’accrochais mon vélo au treillis d’un jeune arbre du boulevard face à la terrasse du Flore. Quelques fumeurs posés à l’air libre et sur la terrasse les habituels touristes et quelques vieux dragueurs de minettes – à ne pas confondre avec les dragueurs de mines. J’entrais pour aller m’asseoir au seul lieu qui sied à un habitué du lieu : la banquette du fond. En effet, on voit y tout ce qui rentre et on y est vu par tout ce qui rentre : fonctions vitales pour l’habitué people, surtout la seconde. Je me posais donc à l’angle le plus ouvert. À mon côté droit deux tables sont réservées et très vite deux messieurs, très genre maison d’édition, venaient les occuper : même plat poulet salade mais pour l’un c’est verre de rouge, pour l’autre Coca+Badoit avec une réserve de glaçons (l’habitué marque sa différence par des coutumes spécifiques).
Croquis extraits d'un petit Carnet de Zinc de France Dumas www.france-dumas.fr
Avant de pousser plus avant mon reportage je me dois de vous expliquer pourquoi c’était aussi un pèlerinage. « Le Flore plus que centenaire demeure aujourd’hui, dans son décor inchangé depuis 1930, avec ses banquettes de moleskine et ses appliques de Lalique. On y sert comme avant-guerre le welsh rarebit, les œufs frais de Marans et les vins de Bordeaux, de Pouilly et de Fleurie. » écrit Jean-Paul Caracalla dans son livre Saint-Germain-des-Prés. Vous comprenez maintenant que ce jour un peu particulier se devait d’être marqué par une forme de retour aux sources.
Ce qui fait mon charme, ne riez pas, c’est qu’en tout lieu où je me glisse, tel un caméléon, je me fonds bien dans le décor. Les garçons enveloppés dans leur grand tablier blanc s’affairaient. Le mien, Marc, devrait être déposé au Pavillon de Sèvres comme garçon-étalon – au sens d’instrument de mesure bande de polissons – tellement il est trop tout : une bouille extraordinaire de film de Gabin, un tarin bourgeonnant, une classique couperose, des cheveux baguettes de tambour poivre et sel, un côté titi déluré et amorti à qui on ne la fait pas, avec la bonne question : « grillée vos mouillettes ? » pour se réjouir de ma désapprobation, sans surjouer, dans le style enfin un connaisseur. Ma commande vous la connaissez : 2 œufs coques, le welsh rarebit et là c’est l’estocade suprême qui fait la différence, vous fait entrer de plain-pied dans le cénacle des habitués : un Ladoucette.
Et pendant ce temps-là, deux jeunes femmes s’installaient dans mon champ de vision, une blonde, une brune et même plan boisson que mes deux voisins : la première carburait au rouge, l’autre au Coca, mais avec salade de tomates. La blonde m’offrait la vision d’une cuisse plantureuse gainée de noir émergeant d’une mini-jupe en cuir sous laquelle ressortait un feston de dentelle noire. Elle était bottée de noir. D’ailleurs, simple constat, le noir domine chez la gente féminine. Je m’attaquais à mes œufs, qui vont toujours par 2 au Flore, belles mouillettes pointues, beurre D’Échiré. Je scalpais le premier d’un coup de couteau sec. Deux mots sur les œufs extra-roux de Marans (voir http://www.marans.eu/echelle.htm#echelle ) Deux japonaises se posaient près de la caisse où trônait la patronne très patronne permanentée. Marc s’inquiètait de moi. Je le rassurais, la cuisson était top moumoute. De jeunes pousses passaient leur minois devant moi avant que ne se pointe une grouée de NAP : mère, fille, petites filles, qui emmerdait le monde avant de poser enfin leurs culs au pied de l'escalier.
Venait ensuite le Welsh Rarebit qu’on peut désigner aussi par « le Welsh, ou Welsh Rabbit. C’est un plat d'origine britannique – j’ai eu une pensée pour David Cobbold – fait à base de cheddar (originellement du fromage de Chester) fondu dans de la bière (de préférence ambrée ou brune). Il est traditionnellement servi sur une tranche de pain grillé, le tout passé au four. » Pendant que j’y pense, au Flore pas de frites, c’est le royaume de la salade. Mes voisins causaient riche. Je savourais mon Ladoucette http://www.deladoucette.fr à petites lapées. Quelques photos avec mon Iphone. Ma blonde à la cuisse avantageuse chaussait discrètement des lunettes pour lire l’addition. Je feuillettais mon bouquin « Petite Philosophie de l’amateur de Vin » et je tombais sur Onfray : pavlovien je sentais monter en moi une chronique. Marc, mon garçon à la face Fleurie, me demandait « un dessert ? » Comme je me sentais bien je lui répondais d'un « oui » franc et massif qui me valait le conseil d’un Millefeuilles de derrière les fagots en provenance récente de nouveaux venus au 40 rue du Bac Hugo&Victor http://hugovictor.com . Je prends ! Vérigoud – pardon David – le Millefeuilles étant, avec le Baba au Rhum et l’Éclair au chocolat, l’une des rares pâtisseries que j’apprécie, hormis la tarte aux pommes que je fais moi-même.
Café puis passage à l’étage – laisser son sac sur la banquette de skai rouge est aussi une tradition au Flore, Marc veillait – où se réfugie les couples incertains, quelques vieilles dames et ce jour-là un Jean Lacouture hiératique. Il y a une dame pipi. Ne me restait plus qu’à payer : pour sûr que ce n’est pas donné mais, quitte à manger des nouilles pendant quelques jours, un séjour au Flore reste pour moi, bien plus encore qu’un pèlerinage, une sorte de presqu’île où je laisse vagabonder mon imagination sous le regard des fantômes qui hantent ce lieu, dans le bruit des assiettes, des conversations, au milieu d’un petit théâtre des vanités, mais aussi d’un peu d’humanité : mes félicitations à Marc pour le Millefeuilles lui vont droit au cœur, s’il le pouvait il en rougirait. Cap sur mon bureau pour voir le VP et puis ce sera la soirée à l’Automobile Club place de la Concorde : que voulez-vous je suis snob et le pire c’est que je refuse de me soigner...